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Cherchez la Femme

Cherchez la Femme

La lettre du 4 janvier 1928 que Sir James G. Frazer (1854-1941) envoya à Paul Geuthner (1877-1949) commence par une explication : « Comme ma Femme ne va pas bien, c'est moi qui vous écris ». Quand il s'agissait surtout de sa propre femme, Lady Elizabeth Frazer (1855-1941), il avait l'habitude d'écrire le mot en majuscule. Il semble que Frazer n'ait jamais expliqué cette habitude, mais on peut l'interpréter comme un geste de distinction à l'égard de celle qui jouait un rôle capital dans sa vie. Ce rôle ne se bornait nullement au domaine affectif ; il était aussi d'ordre intellectuel. Car Lady Frazer fit de la diffusion de l'œuvre frazerienne, notamment en France à partir de l'Armistice, son projet personnel. Elle participait à toutes les étapes du processus de publication, s'entretenant avec les éditeurs, choisissant les traducteurs, parfois effectuant elle-même les traductions, accompagnant le travail d'impression et la correction des épreuves, s'occupant de la publicité et se tenant au courant des ventes. Il y avait des traductions en langue française de l'œuvre frazerienne depuis la fin du XIX^e^ siècle, mais les Frazer ne les appréciaient guère. Il fallait donc contrôler et consolider cette diffusion à leur façon. S'y ajoutait un motif financier : une fois que Frazer n'occupait aucun poste universitaire, la vente de ses livres constituait un facteur important dans le budget domestique. Lady Frazer avait déjà essayé de commencer les travaux de traduction dans les années 1910, mais la guerre les avait entravé ; elle les reprit lors de l'Armistice. Quant à la prédilection de Lady Frazer pour la diffusion en France, bien qu'aucune déclaration explicite ne l'éclaire pas, on la comprend certainement par la haute valeur symbolique de ce pays à ses yeux : il s'agissait non seulement d'un circuit intellectuel et éditorial important, mais aussi de son pays d'origine, car elle était née en Alsace en 1855.

Rédigée pendant l'un de plusieurs séjours parisiens des Frazer, la lettre en question signale une absence exceptionnelle de Lady Frazer, provoquée dans ce cas par une indisposition, dans les échanges épistolaires avec le libraire-éditeur. En effet, le fonds Geuthner ne comprend que quelques lettres de Frazer lui-même ; la grande majorité de la correspondance frazerienne envoyée à Geuthner, des centaines de lettres, fut écrite par Lady Frazer. Toutefois, même cette absence de Lady Frazer n'était que partielle. Puisque Frazer ne s'intéressait à aucune affaire qui l'éloignait de ses enquêtes, on doit imaginer Lady Frazer juste à son côté, lui dictant le contenu de la lettre, d'autant plus qu'il s'agissait de demander des renseignements sur une question assez compliquée : la tortueuse publication du Cycle du Rameau d'or. Avec ce titre, Geuthner était en train de publier, depuis 1921, la traduction du magnum opus de Frazer, c'est-à-dire la troisième édition du Golden Bough (1911-1915), comprenant douze volumes in-octavo. Lady Frazer en traduisit deux volumes ; deux spécialistes français de la langue anglaise se chargèrent du reste : Henri Peyre (1901-1988), qui enseignait alors au Bryn Mawr College, en Pennsylvanie, et Pierre Sayn (19…-19…), qui était professeur d'anglais au lycée Buffon, à Paris. Le traducteur que Frazer y mentionne est très probablement Sayn. En dépit de la clause du contrat qui en stipulait la parution de deux volumes par an, le Cycle du Rameau d'or ne s'achèverait qu'en 1935. Et c'était Lady Frazer qui s'en occupait constamment, parmi d'autres publications et d'autres affaires, dans la santé et dans la maladie.

Luís Felipe Sobral