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Deux libraires-éditeurs savants

Deux libraires-éditeurs savants

Après une période d'apprentissage dans le monde de l'édition à Leipzig et Londres, Paul Geuthner s'établit comme libraire à Paris en 1901. Quelques années plus tard il devint aussi éditeur, se spécialisant dans le champ florissant de l'orientalisme savant, c'est-à-dire l'étude des civilisations de l'Asie et de l'Afrique du Nord. Dans l'espace éditorial trop centralisé à Paris, où régnait une concurrence acharnée, la spécialisation s'imposait aux petites entreprises. Deux maisons d'édition focalisaient déjà leurs efforts sur ce champ : J. Maisonneuve et Ernest Leroux. Il y avait cependant de la place pour une troisième. Associé en partie à l'expansion du système coloniale, sans pour autant s'en réduire à un discours idéologique, l'orientalisme connaissait alors son apogée, auquel contribuaient aussi le développement de la recherche universitaire et l'augmentation du nombre d'étudiants en lettres. S'intéressant notamment aux questions linguistiques, Geuthner suivit des cours à l'École Nationale des Langues Orientales vivantes. C'est là qu'il fit la connaissance de sa future épouse, Walburga Ort-Seidl (18…-19…), dont l'appui intellectuel et matériel le conduisit aussi vers l'orientalisme.

Geuthner était un libraire-éditeur, combinant ainsi deux fonctions qui s'étaient séparées graduellement en conséquence de la deuxième révolution du livre, c'est-à-dire l'industrialisation et la spécialisation de l'édition pendant le XIXe siècle. Malgré cette tendance, la figure du libraire-éditeur ne quitta pas complètement la scène. Cela veut dire que Geuthner ne se bornait pas à vendre les livres et les revues publiés par sa maison d'édition ; il commercialisait également ceux d'autrui. Il s'agissait toujours de publications érudites. Geuthner était un savant qui publiait et vendait des ouvrages savants pour un public savant. En témoignent les catalogues qu'il préparait habituellement. Le numéro 83 des Éphémérides bibliographiques, paru en mars-avril 1926, par exemple, en comprend presque deux mille notices distribuées en rubriques : « Ethnographie. Sociologie », « Grèce. Rome. Byzance », « Numis-matique. Glyptique », parmi d'autres.

Le « Docteur » auquel Lady Frazer s'adressait dans sa lettre n'était pas Geuthner, mais son fils adoptif, Georges Ort-Geuthner (1900-1941), qui travaillait aussi dans la maison d'édition. Ort-Geuthner venait alors de soutenir une thèse à la Faculté de Philosophie de l'université tchèque de Prague sous la direction de František Lexa (1876-1960), le fondateur de l'égyptologie en Tchécoslovaquie. Se penchant sur le papyrus magique de Londres et Leyde, un recueil d'invocations magiques et de prescriptions médicales du IIIe siècle, Ort-Geuthner y présente une grammaire démotique, langue égyptienne remontant au VIIe siècle av. J.-C. La Librairie orientaliste Paul Geuthner publierait la thèse en 1936 (Grammaire démotique du papyrus magique de Londres et Leyde). Son apprentissage dans la maison d'édition paternelle débuta en 1920. La maison commençait à faire paraître les traductions de l'œuvre frazerienne en langue française, dont une partie importante serait confiée justement à Ort-Geuthner. Pendant ces années, il devait donc équilibrer l'apprentissage dans la maison d'édition et les travaux de sa thèse.

En dépit pourtant de « l'affection maternelle » que Lady Frazer exprimait pour Ort-Geuthner, elle réprouvait son absence des affaires éditoriales, même si une telle absence se fondait sur des raisons qui s'accordaient complètement à l'esprit de la maison d'édition. D'après Lady Frazer, l'examen de la thèse d'Ort-Geuthner ne relevait que du domaine personnel et son absence entraînait des troubles et des retards dans la diffusion de l'œuvre de Frazer en France. Dans cette lettre, il est question notamment de trois problèmes. D'abord, l'omission du titre « Cycle du Rameau d'or » dans le prospectus du Bouc émissaire (1925). Une fois qu'avec ce titre on rassemblait les monographies qui composaient la troisième édition du Golden Bough, y compris l'ouvrage nommé, cette omission pouvait produire des confusions. Le deuxième problème était le retard dans la publication d'un autre volume du Cycle : Tabou et les périls de l'âme (1927). Finalement Lady Frazer était toujours en train de demander les relevés de compte et les paiements de droits d'auteur parce que la Librairie orientaliste Paul Geuthner ne les envoyait pas selon la fréquence accordée dans les contrats. La lettre s'achève d'une manière ambiguë, la déclaration d'affection maternelle qui précède la salutation contrastant avec l'avertissement sévère et mystérieux du post-scriptum. (Le « très grand honneur » était la Commanderie de la Légion d'honneur, qui serait accordée à Frazer le mois suivant dans l'ambassade française à Londres.)

Cependant, il y avait encore un autre motif de l'attitude hostile de Lady Frazer vis-à-vis de l'absence d'Ort-Geuthner. L'œuvre de Frazer s'adressait à la fois aux savants et au grand public, demandant ainsi un éditeur qui savait la diffuser largement, au-delà du domaine des spécialistes. Puisque Lady Frazer doutait parfois de la capacité de la Librairie orientaliste Paul Geuthner d'accomplir cette tâche, la raison de l'absence d'Ort-Geuthner, renforçant davantage le caractère savant de la maison d'édition, ne pouvait donc que l'inquiéter.

Luís Felipe Sobral