Pendant l'automne 1932 et le printemps 1933, Sir James G. Frazer donna une série de conférences au Trinity College, à Cambridge, sous les auspices de la Fondation William Wyse (Wyse était un expert dans les études classiques qui devint bienfaiteur de l'université.) Frazer les consacra à un sujet colossal : les idées et les pratiques concernant la crainte des morts dans la religion primitive. D'après lui, les peuples qu'on appelait alors primitifs croyaient que le décès ne mettait nullement fin à l'existence, de telle sorte que les morts continuaient à jouer indéfiniment un rôle actif, souvent menaçant, dans le quotidien des vivants. Pour le cycle de conférences Frazer se proposait l'examen des formes diverses de ces rapports entre les morts et les vivants autour du monde. Il s'agissait selon lui de remonter aux commencements mêmes du développement de la pensée parce que la conscience de la mort fut l'un des premiers problèmes que l'humanité affronta, et une source fondamentale de la religion primitive.
Nul doute que Frazer était au courant de l'ampleur de son sujet ; à ses yeux ces conférences n'y représentaient qu'une introduction. Toutefois, comme d'habitude chez lui, même une telle introduction était déjà de taille : de 1933 à 1936, Macmillan, son éditeur britannique, publia les conférences en trois tomes qu'on fit paraître tout de suite en français avec le titre La Crainte des morts dans la Religion primitive. Cette traduction presque immédiate s'explique par la politique éditoriale de Lady Frazer de faire flèche de tout bois. Le libraire-éditeur Émile Nourry (1870-1935) se chargea de la publication de la traduction des deux premiers tomes, précédés de préfaces signées respectivement par un écrivain (Paul Valéry) et un philosophe (Lucien Lévy-Bruhl), ce qui signale la grande portée de l'œuvre frazerienne. Les rapports entre Nourry et les Frazer datent au moins de la fondation de la Société du Folklore français à la fin des années 1920. Très actif dans le débat folklorique, y prenant part sous le pseudonyme Pierre Saintyves, Nourry avait été le président de cette société savante fondée par Sir James et Lady Frazer. Cependant, après la mort de Nourry en avril 1935, son successeur, J. Thiébaud, ne s'intéressa point à la publication du dernier tome. On en ignore le motif, mais il est probablement lié au bas chiffre de vente des tomes précédents : en 1937, par exemple, trois ans après la parution du tome I, la librairie Nourry possédait encore 1 170 exemplaires d'un tirage estimé à environ 1 500 copies. En conséquence, Lady Frazer se tourna vers la Librairie orientaliste Paul Geuthner, qui était déjà le seul dépositaire des exemplaires du tome II. Le troisième tome, précédé d'une préface de l'anthropologue Bronislaw Malinowski (1884-1942) et traduit par la marquise Albertine de Luppé (1872-1946), sœur de la femme de lettres Pauline de Broglie, comtesse de Pange (1888-1972), serait donc publié par la Librairie Geuthner en 1937. Le contrat de publication de l'ouvrage nous renseigne sur les détails de la transaction.
On y voit que Frazer lui-même ne participait qu'indirectement à l'affaire ; on ne le cite que deux fois et tout simplement comme l'auteur de l'ouvrage à publier. Les véritables sujets de droit du contrat sont les deux soussignés : Lady Frazer, qui conserve toujours la propriété du livre, et Georges Ort-Geuthner, qui se charge de le faire imprimer, publier et diffuser. En ce moment, le troisième tome de La Crainte des morts dans la Religion primitive se trouve déjà traduit par la marquise de Luppé, dont la rémunération n'est pas évoquée dans le présent contrat ; ce silence suggère qu'elle a été versée aux frais de Lady Frazer, n'appartenant pas à l'accord entre celle-ci et la Librairie Geuthner. Quant à la somme que Lady Frazer accepte de payer au libraire-éditeur, c'est-à-dire quatre fois vingt-cinq livres, elle ne concerne que le travail d'impression. (L'imprimerie Duculot, installée à Gembloux, en Belgique, s'en occupera.) En revanche, elle recevra, ainsi que la Librairie Geuthner, cinquante pour-cent du prix fort de tous les exemplaires vendus. On en confie la correction des épreuves à Léon Chouville (1877-1967), qui a traduit trois livres de Frazer et enseigne la langue française en Angleterre ; il doit encore donner le bon à tirer, c'est-à-dire signaler que les épreuves sont bonnes pour l'impression. Le travail de Chouville sera payé par la Librairie Geuthner, qui s'engage aussi à faire paraître l'ouvrage rapidement.
Ce contrat suscite un certain nombre de remarques. Tout d'abord, les frais d'impression s'élèvent à un montant considérable, équivalant environ à onze mille francs en 1937 et à sept mille trois cents euros aujourd'hui. Bien que recevant un droit d'auteur très élevé, mais non pas exceptionnel en ce qui concerne la publication de l'œuvre frazerienne chez la Librairie Geuthner, Lady Frazer ne récupérera pas son capital, car le prix de vente de l'ouvrage sera de trente-six francs ; même si les cinq cents exemplaires se vendent, elle ne touchera que neuf mille francs. Ce tirage était bien inférieur au nombre habituel d'exemplaires des traductions françaises de l'œuvre de Frazer, qui se situait entre mille et mille cinq cents copies : c'est un signe de prudence qui s'explique autant par le faible chiffre de vente des tomes précédents que par le moment de crise économique profonde. Le contrat ne nous renseigne pas sur le montant exact des dépenses que la Librairie Geuthner assuma dans les démarches de publication et de diffusion de La Crainte des morts dans la Religion primitive. On peut cependant présumer qu'il était plus bas que celui accepté par Lady Frazer. La Grande Dépression forçait la Librairie Geuthner à réduire ses coûts d'opération, de sorte qu'elle ne se lancerait pas dans une affaire sans aucune possibilité de gain financier. Par contre, Lady Frazer pouvait se permettre une telle dépense. Premièrement, parce que le taux de change favorisait énormément le mouvement financier de la livre au franc : en 1937, le cours moyen de la livre correspondait à cent vingt francs environ. Deuxièmement, parce que l'objectif principal de Lady Frazer n'était pas d'ordre économique mais symbolique — ce qui ne veut pas dire qu'elle ne lui donnait pas d'importance : la diffusion de l'œuvre de son mari conservait toujours la priorité.
Luís Felipe Sobral