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Une lettre polyphonique

Une lettre polyphonique

Tandis que la lettre précédente (voir « La magie du papier carbone ») était banale dans son contenu, bien que non pas dans sa matérialité, celle-ci se révèle exceptionnelle dans les deux domaines à la fois. Un échange épistolaire se fait entre deux correspondants : l'expéditeur et le destinataire. Il y a souvent un tiers impliqué, c'est-à-dire quelqu'un dont on parle ou qui correspond parallèlement avec l'un ou même les deux autres scripteurs. Quand une information provenant d'un tiers est importante pour l'échange entre les deux correspondants principaux, on peut la communiquer de deux manières : soit au moyen du discours indirect ou de citations, soit au moyen de la réexpédition de la lettre elle-même. À la Librairie orientaliste Paul Geuthner on préférait plus fréquemment la première méthode, la lettre en question consistant en un rare exemple de la seconde. En d'autres termes, la Société d'Imprimerie, d'Édition et des Journaux du Berry, située à Châteauroux, dans l'Indre, adressa une lettre à Paris pour Paul Geuthner, qui la réexpédia à Cambridge pour Lady Frazer ; ensuite, celle-ci la remit au libraire-éditeur. Ces échanges eurent lieu pendant quatre jours : du 16 au 19 avril 1924. Mais les correspondants ne se bornèrent nullement à lire la lettre. Au fur et à mesure de cette circulation chacun y ajouta ses propres inscriptions, réagissant aux mots du correspondant précédent et modifiant ainsi le contenu et la matérialité du document. Il en résulte une lettre à plusieurs voix. Cette lettre polyphonique provoque pourtant un bouleversement heuristique : une série de rapports qui se succédèrent dans l'espace et dans le temps se révèle maintenant à nos yeux d'une façon synoptique. Afin d'éviter que la polyphonie de ce document ne devienne cacophonie, il est nécessaire de restituer la chronologie de ses inscriptions.

La première voix est celle de l'imprimeur. Il s'agit en fait d'une réponse à la lettre que la Librairie Geuthner lui a envoyée quelques jours auparavant. Dans cette lettre, le libraire-éditeur rappelait qu'un prospectus indiquant tous les ouvrages de Frazer traduits en français devait être inséré à la fin du volume dont se chargeait l'entreprise de Châteauroux — la traduction française, réalisée par Lady Frazer elle-même, de l’édition abrégée du Golden Bough (1922), le best-seller de Frazer. Dans sa réponse, qui mentionne d'ailleurs le devis pour un ouvrage que la Librairie Geuthner ne publierait jamais, l'imprimerie du Berry confirme que le prospectus se trouve en sa possession ; elle observe pourtant que, d'après Lady Frazer, la liste d'ouvrages doit figurer sur la couverture, et non pas à la fin du volume. Qu'en faire alors ?

La deuxième voix est celle du libraire-éditeur. Ces quelques mots de Geuthner dactylographiés sur le document sont un enregistrement de sa propre réponse à l'imprimeur. Plutôt qu'adressés à autrui, ils exercent une fonction mnémonique pour lui-même et témoignent, ainsi que les doubles de sa correspondance active qu'il avait l'habitude de conserver, d'un souci d'archive. Mais la réponse de Geuthner ne résout nullement la difficulté ; elle la suspend simplement, ajournant une décision jusqu'au retour de la couverture de chez Lady Frazer. En même temps, Geuthner remet la lettre de l'imprimerie du Berry à Lady Frazer.

La troisième voix, enfin, est celle de l'épouse de l'auteur. Les marginalia manuscrites de Lady Frazer, parfois un peu difficiles à déchiffrer au premier coup d'œil, contrastent profondément avec la régularité des caractères dactylographiés de l'imprimeur et du libraire-éditeur. Elles ne se composent pas seulement de mots, mais comprennent aussi des signes, comme la flèche indiquant le passage dans la lettre de l'imprimeur qu'il faut réfuter. Ce que Lady Frazer y écrit complique davantage le problème : elle n'a pas demandé d'insérer le prospectus dans l'ouvrage et la couverture se trouve chez Pierre Sayn, qui a traduit d'autres livres frazeriens, mais pas le Golden Bough abrégé. Lady Frazer insiste spécialement sur deux points. D'abord, ces questions de publication sont du ressort de Geuthner ; il faut donc qu'il fasse lui-même le nécessaire pour les résoudre. Ensuite, l'ouvrage doit paraître aussitôt ; il faut donc éviter tout délai inutile. Ce dernier point est particulièrement récurrent dans les relations épistolaires entre Lady Frazer et la Librairie Geuthner : incitée par des motifs à la fois intellectuels et financiers, elle avait toujours hâte de voir l'œuvre de son mari en circulation. La traduction française du Golden Bough abrégé paraîtrait le mois suivant, mai 1924. La liste d'ouvrages de l'auteur se trouve à la fin du volume.

Luís Felipe Sobral