Filtre, éponge, prothèse, lorgnette, rempart… Les images ne manquent pas pour évoquer la fonction du carnet. Ce sont des images d’interfaces. Le carnet comme le journal est bien ce que l’on tient entre le dehors (chaotique, insensé, attirant ou terrible) et un dedans non moins chaotique, sauf peut-être dans ces instants où l’on se rassemble dans la notation, s’éclipse du monde pour tenter de le saisir ou du moins pour ne pas se laisser par lui complètement engloutir.
Le carnet comme gilet de sauvetage.
Parmi les carnets de travail, certains sont titrés, c’est-à-dire rattachés à la fabrique de tel ou tel livre. Pour autant, aucun n’est jamais exclusivement consacré au projet en cours, car le stade du carnet est justement celui de l’ouvert, du tremblant, de l’infixé — que ce soit au début du chantier ou plus tard. Nous sommes ici au bord du texte, hors de sa loi (thématique, stylistique, rythmique) et avant tout montage.
Pas étonnant, donc, que se bousculent et télescopent dans ces pages toutes sortes d’ingrédients possibles de l’œuvre future, comme il l’écrit dans Ça tourne : « Vues sur la fabrique, notes de régie, plans de découpages, apartés pensifs, faits-divers pour rire, catalogues d’outils, listes de commissions, souvenirs en vrac, registre des progrès, geinte quand ça patauge, post-it et pense-bête, N.B. pour mémoire, docs à tout hasard, croquis de casting, éléments des scripts, relevés de sites, réglages des chronos, précis de montages, théories furtives, phrases pour déclencher, phrasés embrayeurs, départs avortés, premiers tours de chauffe ». Autant d’électrons libres que la force d’attraction du texte en cours aspirera, ou pas.
Né en 1945, Christian Prigent est l’auteur d’une œuvre composée de plus de cinquante ouvrages (poésie, fiction, essais sur la littérature et sur la peinture, journal) publiés principalement chez P.O.L. Dans ses essais sur la littérature, il analyse les formes et enjeux des « grandes irrégularités du langage » que constituent des œuvres comme celles de Rabelais, Rimbaud, Jarry, Céline ou Novarina (Ceux qui merdRent, 1991). Dans ses romans et recueils, sa recherche poétique traite la matière autobiographique en manipulant la langue dans toutes ses dimensions (sémantique, rythmique, sonore). Christian Prigent a dirigé de 1969 à 1993 la revue d’avant-garde TXT.