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Florence Delay

Florence Delay

« Pour commencer, je rôde — comme le rôdeur autour d’une maison qu’il veut cambrioler, ou, étant dans la maison, comme quelqu'un qui entend le rôdeur approcher... L'écriture du roman part souvent d’une inquiétude — et j'ai besoin des phrases pour la comprendre et tenter d'y répondre. Au fond, je ne pense pas, la phrase pense pour moi, je veux dire, sans phrase pas de pensée. Cette phrase, je l'inscris sur une feuille de papier blanc. C’est la feuille de papier machine qui est mon soutien — la bête feuille blanche. J’écris la phrase sur une feuille de papier standard et j’avance, j'avance, une phrase après l'autre ; peu à peu, j'essaie de faire avancer la phrase vers un paragraphe, je barre, je recommence, je jette la feuille, j’en prends une autre jusqu'à ce qu'une page soit lisible. On est aux prises avec ce matériel, ce rythme, ces mots, la phrase, le paragraphe. Je rêve d'une prose où il n’y aurait que des débuts et des fins, pas de milieu. Et si l'écriture commence par une question inquiétante, la réponse est aujourd'hui toujours bienfaisante. Abandonner l'inquiétude, mettre la joie avant toute chose, c'est une esthétique. »

Née en 1941, Florence Delay rencontre la célébrité dès l'âge de vingt ans pour son interprétation du rôle-titre dans Le Procès de Jeanne d'Arc de Robert Bresson (1962). Son œuvre littéraire s’ouvre avec la publication chez Gallimard de Minuit sur les jeux (1973), suivi de plusieurs autres romans, dont L’Insuccès de la fête (1980), Riche et légère (1983), et Course d’amour pendant le deuil (1986). Autant de titres suggérant l’alliance d’allégresse et de gravité qui sera la marque constante de son style. Elle signe également des essais, des scénarios, des textes de théâtre et des traductions d’auteurs espagnols. Depuis 2000, Florence Delay est membre de l'Académie française.

À l'occasion de l'exposition La rage d'écrire, Florence Delay a écrit pour l'Imec un texte original :

Flaubert à l’abbaye d’Ardenne

« Pendant un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-l’Évêque envièrent à Mme Aubain sa servante Félicité. »

Depuis plus d’un demi-siècle, j’envie à Flaubert ce début d’Un cœur simple, modèle à mes yeux de la phrase dont chaque mot compte et qui fait le plein. En moins de deux lignes, Flaubert indique le lieu, Pont l’Évêque, la durée de l’histoire, un demi-siècle, la catégorie sociale de ses personnages. Mme Aubain, bourgeoise enviée des autres bourgeoises, a droit à son nom de famille. La servante, qui vient du peuple, n’a droit qu’à un prénom : Félicité. De cette phrase Flaubert fait un paragraphe. Après, il va à la ligne.

Félicité, prénom heureux s’il en est pour une pauvre et pieuse fille de la campagne, placée en ville chez une Mme Aubain où elle travaille de l’aube à la nuit, et voit successivement disparaître tous ceux auxquels son cœur simple s’est attaché : un garçon, Théodore, qui lui a préféré une vieille riche, les enfants de sa maîtresse, Paul et Virginie, laquelle meurt d’une fluxion de poitrine, son neveu Victor, qui engagé dans la marine meurt au bout du monde de la fièvre jaune, puis un vieillard qu’elle a soigné, enfin un perroquet, dont on a fait cadeau à sa maîtresse qu’il ennuyait et qui le lui donna.


« Il s’appelait Loulou. Son corps était vert, le bout de ses ailes rose, son front bleu, et sa gorge dorée. »

Première phrase du chapitre IV, elle éblouit autrement, par la tendresse du diminutif enfantin, Loulou, et par le choix des seules couleurs pour le décrire. Loulou eut deux modèles : un perroquet vivant que Flaubert connut à Trouville, chez le capitaine Barbey (qui l’avait rapporté de ses voyages), et un empaillé de race « amazone », prêté par le Muséum d’Histoire naturelle de Rouen, que l’écrivain garda un mois sur sa table de travail — le temps d’écrire la fin du conte.

Mais revenons à son début. Flaubert écrit à une amie : « depuis trois jours je ne décolère pas : je ne peux mettre en train mon Histoire d’un cœur simple. J’ai travaillé hier pendant seize heures, aujourd’hui toute la journée et ce soir enfin, j’ai terminé la première page. » On est comme soulagé d’apprendre combien cette extraordinaire mise en place du décor et des personnages fut difficile.

Un mois plus tard, il atteignait la dixième page.


Il n’est guère original de définir Trois Contes — « Un cœur simple », « Légende de Saint Julien L’Hospitalier », « Hérodias » — comme une synthèse de l’art flaubertien, réponse au but fixé : donner « du moderne, du Moyen Âge et de l’Antiquité ». Si, des trois, le premier émeut si fortement, c’est peut-être qu’il se déroule au pays des souvenirs d’enfance, la Normandie, que le fameux style impersonnel tiendrait à l’écart. Mais Pierre-Marc de Biasi souligne justement que maints détails « satisfont à la fois à l’exigence autobiographique et au principe d’impersonnalité. »

Quand Félicité fait la toilette de la jeune Virginie morte, elle coupe furtivement une mèche de ses cheveux blonds et elle en glisse la moitié dans sa poitrine, « résolue à ne jamais s’en dessaisir ». Or à la fin de L’Éducation sentimentale, Madame Arnoux, au moment de quitter Frédéric qu’elle revoit pour la dernière fois, lui demande des ciseaux et coupe brutalement, à la racine, une longue mèche de cheveux blancs qu’elle lui donne. En attribuant le même geste d’amour à la maîtresse et à la servante Flaubert livre, il me semble, quelque chose de très intime sur ce qui pourrait l’émouvoir, lui.
Après la mort de Loulou, la pieuse Félicité, contemplant une représentation du Saint- Esprit dans l’église de Pont l’Évêque, observe une certaine ressemblance entre eux. Et quand à son tour elle meurt, « elle crut voir dans les cieux entr’ouverts, un perroquet gigantesque, planant au-dessus de sa tête. » Ultime phrase du conte.

Dans la lettre à une amie déjà citée, l’écrivain prend soin de dissiper les soupçons d’ironie ou de dérision que pourrait entraîner la confusion du perroquet et du Paraclet : « Je veux apitoyer, faire pleurer les âmes sensibles, en étant une moi-même. Hélas ! oui : l’autre samedi, à l’enterrement de George Sand, j’ai éclaté en sanglots. » C’est sans doute pour elle qu’il a écrit Un cœur simple, en réponse à la question qu’elle lui avait posée : « Que vas-tu faire ? Encore de la désolation, et moi de la consolation ? »


Évoquons pour finir deux œuvres nées du conte de Flaubert. D’abord une pièce intitulée Félicité du dramaturge Jean Audureau, entrée au répertoire de la Comédie-Française en 1983. « J’avais huit ou neuf ans quand j’ai lu Un cœur simple, précisait-il. J’ai été ébloui. Cette histoire m’a poursuivi. Mais je ne l’ai jamais relue. Un mot, en moi, peut se graver comme un fer rouge. Pour ce conte ce fut un prénom : Félicité. Il signifie le bonheur, alors qu’il est celui d’une femme qui a eu tant de malheurs. »

Ensuite le premier livre de Gertrude Stein. Nous sommes à Paris, au début du XX è siècle. Elle a entrepris de traduire Trois Contes. Elle et son frère viennent d’acquérir chez Ambroise Vollard un tableau de Cézanne qu’elle a accroché au-dessus de son bureau, et c’est là qu’elle commence à traduire Un cœur simple, regardant le texte et le tableau alternativement. Soudain… elle abandonne la traduction, elle se met à écrire La brave Anna, première de ses Three Lives (1905). En voici le début français, qui rappelle un autre début : « Les commerçants de Bridgepoint apprirent à craindre d’entendre prononcer « Miss Mathilde », car avec ce nom la brave Anna l’emportait toujours. »

Gertrude Stein confiait à la fin de sa vie: « Tout ce que j’ai fait fut influencé par Flaubert et Cézanne. » Quant à moi, puisqu’on en parle ce soir, c’est elle qui m’influença. Elle fut un de mes maîtres.