Engagé volontaire pour défendre une France qui vient de le naturaliser, Emmanuel Levinas, jeune adjudant de l’armée française, est fait prisonnier à Rennes en juin 1940. Détenu pendant presque cinq ans dans des camps de prisonniers militaires à Rennes, Laval et Vesoul, transféré en 1945 au stalag de Fallingbostel en Allemagne, il continue à travailler et parvient à écrire. Malgré la pénurie de papier, malgré les fouilles, le philosophe a toujours un petit carnet sur lui. On imagine la précarité, la hâte parfois, l’inquiétude, la contrainte. Entre novembre 1940 et mai 1945, Emmanuel Levinas noircit, à l’encre ou au crayon, les pages des petits carnets qu’il a réussi à se procurer, mêlant notations philosophiques, ébauches romanesques, lectures critiques. Ces notes prises en captivité sur fond de décomposition du monde, un « monde cassé », dit Levinas, rendent l’écriture plus essentielle encore. Ces petits carnets, dont certains sont si fragiles, permettent de mieux saisir la puissance d’une pensée à l’état naissant : le désir, autrui, le visage… tout apparaît là. Ils laissent aussi deviner, dans leur fragilité même, la force puisée dans l’expérience de la captivité. Emmanuel Levinas écrira plus tard : « Le prisonnier, comme un croyant, vivait dans l’au-delà ». L’échappée de l’écriture nous y donne accès.
Jeune émigré lituanien, Emmanuel Levinas (1905-1995) s'installe en 1923 à Strasbourg où il débute ses études de philosophie et fait la rencontre décisive de Maurice Blanchot. Développant une philosophie de l'existence d'abord marquée par l'influence de Husserl et de Heidegger, il publie, en 1930, la Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl, puis En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger (1949). Sa pensée, inspirée par les thèmes bibliques et hébraïques, part du refus d'une ontologie de type heideggerien pour lui opposer une réflexion fondée sur le rapport à l'Autre, le respect de son identité et de son altérité