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En 1974, âgé de trente-cinq ans, le jeune penseur Miguel Abensour a fondé la collection « Critique de la politique » aux éditions Payot. Cette collection a quitté les éditions Payot en 2016 pour poursuivre son travail aux éditions Klincksieck. Elle a aujourd'hui 50 ans. Miguel Abensour est mort en avril 2017.

Avec cette collection a commencé un autre savoir du livre qui tient à la nécessité de l'entre-lecture des livres, de leur relation et de leur réseau toujours reconfiguré. La collection « Critique de la politique » n'a, en effet, jamais cessé d'inventer des affinités entre des livres que la distance historique ou l'hétérogénéité des champs disciplinaires tenaient en principe éloignés. Il m'est arrivé de comparer cette collection à la bibliothèque d'Aby Warburg régie par la règle du « bon voisinage » et où les rencontres réglées par le jeu des intervalles historiques venaient éveiller des significations transversales, inactuelles, en activant des effets latents dans chaque œuvre et en jouant de la métathèse du proche et du lointain pour organiser la confrontation des œuvres sur des fonds d'archives transformés en milieu conducteur. Il faudrait ici esquisser une théorie atopique du penseur-éditeur comme Je plural, c'est-à-dire non dimensionnel, non localisable, comme faisceau de lignes aberrantes et enchevêtrées, et comme étant finalement un interprétant ou un analyseur de textes, de pratiques, d'histoires. Et il faut surtout tenir ensemble l'inéchangeable de chaque livre dans la collection « Critique de la politique » en même temps que son relatif flottement figural, qui l'implique dans des rencontres avec d'autres livres, dans des relations dont le relevé quasi cartographique découvre des strates historiques et discursives envisagées comme un enchaînement toujours renouvelé des pensées. La Collection « Critique de la politique » est donc un lieu pour se perdre dans l'expropriation répétée de l'expérience de la pensée et aussi un lieu pour modaliser l'excès du lire en parcourant les nervures, les ramifications, les embranchements, les croisements, les contradictions que dessine la confrontation des livres entre eux — 104 livres à la mort de Miguel Abensour. On comprend ainsi pourquoi sans aucune intention d'éclectisme la collection « Critique de la politique » a ouvert sa réflexion à des champs géographiques et à des périodes historiques allant de la Grèce antique et de sa pensée de la démocratie et du conflit à Machiavel et à La Boétie, ou encore de Spinoza à Christopher Hill, puis de Kant et Hegel jusqu'à Marx et enfin des utopistes du XIXe siècle jusqu'à l'École de Francfort, Horkheimer, Adorno, Neumann, et aux penseurs qui étaient proches de cette École de Francfort sans en être membres, Benjamin, Bloch, Kracauer, et enfin de toute cette constellation francfortoise jusqu'à Castoriadis ou Richir... sans que jamais soit perdu le fil rouge de la réflexion « critique » et « politique ».

Une des grandes originalités de cette collection est qu'elle a permis à l'École de Francfort de voir le jour en France. Elle a, en effet, publié dès son lancement, en 1974, deux livres de Horkheimer : L'Éclipse de la raison et Les Débuts de la philosophie bourgeoise de l'histoire. En 1975, Théorie et pratique de Habermas ; en 1976, Droit naturel et dignité humaine de Bloch ; puis, la même année, en 1978, d'un seul coup : à la fois Héritage de ce temps de Bloch, L'Espace public de Habermas, Théorie critique de Horkheimer et la Dialectique négative d'Adorno. Puis, en 1979, les Trois études sur Hegel d'Adorno ; puis, en 1980, Minima moralia d'Adorno ; puis, en 1981, à la fois Experimentum mundi de Bloch et Le roman policier de Kracauer. Puis, en 1982, Charles Baudelaire de Benjamin ; puis, en 1984, Modèles critiques d'Adorno ; puis, en 1986, Prismes d'Adorno ; puis, en 1987, le Béhémoth de Neumann ; puis, en 1989, Le Jargon de l'authenticité d'Adorno ; puis, en 1993, Notes critiques sur le temps présent de Horkheimer ; puis, en 1994, Crépuscule de Horkheimer ; puis, en 1995, le Kierkegaard d'Adorno ; puis, en 2006, le cours d'Adorno sur la Métaphysique ; puis, en 2007, L'Espace oppositionnel d'Oskar Negt ; puis, en 2010, Romantisme et critique de la civilisation de Benjamin ; puis, en 2011, le premier des deux volumes des Écrits sociologiques d'Adorno ainsi que sa Contribution à une métacritique de la théorie de la connaissance ; puis, en 2013 Beaux passages d'Adorno (un choix de textes sur l'écoute musicale) ; puis, en 2016, le second volume des Écrits sociologiques d'Adorno... Et, enfin, c'est Miguel Abensour qui, avant sa mort, a décidé de la programmation d'un grand nombre de cours d'Adorno dont j'assure désormais la publication. Quatre cours sont déjà parus.

 Six fois le jour

D'après le dictionnaire Gaffiot, le verbe latin qui forme la racine du mot français « édition » edo, is, ere, edidi, editum a six significations :

  1. faire sortir ;
  2. mettre au jour, mettre au monde ;
  3. [droit] déclarer, faire connaître officiellement à l'adversaire ;
  4. [en gén.] faire connaître ;
  5. produire, causer ;
  6. porter en haut, élever.

Miguel Abensour a fait sortir de l'ombre, mis au jour, fait connaître officiellement contre ses adversaires, fait découvrir en général, produit pour les lecteurs, porté haut, élevé ce qu'il préférait nommer le « cercle de Francfort » plutôt que l'École de Francfort, puisqu'aucune doctrine unitaire ne liait entre eux ces penseurs et qu'en outre ils formaient un groupe ou « un mouvement », disait encore Miguel Abensour, qui se voulait extérieur au milieu académique.

Dans une lettre du 21 juillet 1972 adressée à Jürgen Habermas, il écrit :

« […] au moment où la science politique américaine commence à se répandre en France de façon systématique [je tente] de lancer une contre-offensive en faisant connaître les nouvelles tendances critiques et par la même occasion de briser la conspiration du silence autour de "l'École de Francfort". »

Il lui fallait donc à l'évidence introduire une différence, une résistance, dans l'éclairage du présent et faire surgir l'incidence encore actuelle d'une certaine histoire francfortoise. Une généalogie se logeait d'emblée dans le geste critique. Et cette généalogie était déjà double : d'un côté, "l'École de Francfort", de l'autre, nous allons y revenir, une thèse de doctorat sur l'utopie.

À Rolf Tiedemann, auquel il s'adresse dans une lettre datée du 5 février 1974 pour protester contre le fait que la fameuse Dialektik der Aufklärung (Dialectique de la raison) est encore inédite en langue française alors même que les éditions Gallimard en ont acquis les droits de longue date, il écrit vouloir « briser le mur du silence autour de la théorie critique ». Cette protestation puissante et décidée suffit manifestement à convaincre l'éditeur allemand et précipite la publication du livre de Max Horkheimer et Theodor W. Adorno aux éditions Gallimard en 1974. Miguel Abensour a lancé une « contre-offensive » dont les effets doivent être saisis non seulement en surface, à la lueur du catalogue de sa collection « Critique de la politique », mais aussi dans les profondeurs invisibles, souvent restées inaperçues, des remous que sa « déclaration » de guerre faite à tous les obstructeurs de lecture et fabricants de silence autour de "l'École de Francfort" a provoqués. À trente-cinq ans, le jeune penseur a résolument fait de l'édition un combat dans lequel il ne mesure peut-être pas encore la solitude qui l'attend, du moins en France. Dans ses chemises de papier, ses brouillons, ses archives, ses notes consignées aussi bien dans des petits carnets Clairefontaine que sur des feuilles volantes, dans ses livres-brouillards — 170 cartons d'archives ont été déposés à l'IMEC —, il a conservé, jauni par le temps, un article de Kostas Axelos intitulé « Theodor W. Adorno. Adorno et l'École de Francfort », qui est paru dans Fragments (sans indication de date). Dans cet article dont l'encre noire voilée a passé près de 50 ans à attendre sa relecture, on lit ceci :

« Il faut déplorer […] que la France, de la droite, du centre et de la gauche se cloître dans son refus de toutes ces recherches, ignorance et fermeture dues à diverses raisons. L'Université et les cercles de tous diamètres, les revues et les journaux ont ici d'autres chats à fouetter (lesquels ?). Tout doit être bien estompé de ce côté du Rhin et s'ordonner comme un jardin à la française. Malheur à qui marche sur les pelouses. »

Brevitatis causa

Tout en préparant sa thèse d'État sur Les Formes de l'utopie socialiste-communiste, Miguel Abensour se rend à New York, à l'université de Columbia, dans l'été 1968 pour y faire, semble-t-il, une conférence sur l'utopie. Et c'est là, à New York, que les deux branches de la généalogie, « École de Francfort » et utopie, se nouent pour devenir indissociables et innerver bientôt tout le travail de la collection « Critique de la politique ». Dès les quinze premières pages de l'Introduction de cette thèse surgiront, en effet, les noms de Benjamin, Fourier, Marx, Marcuse, Bloch, Déjacque, Leroux... avant même que ne s'impose le nom de William Morris qui, informé de la division entre socialisme scientifique et socialisme utopique, a néanmoins écrit une utopie, dont l'analyse occupe une large part de la thèse. C'est donc, outre-Atlantique comme on dit « outre-Rhin », car c'est toujours au-delà des frontières hexagonales que se porte son regard, que Miguel Abensour découvre dans la bibliothèque de l'université de Columbia Eclipse of Reason (1947), Éclipse de la raison, de Max Horkheimer. C'est du moins ainsi qu'il m'a un jour raconté son illumination inaugurale. L'Éclipse de la raison sera le premier livre à paraître, en avril 1974, dans la collection « Critique de la politique ». Cette lecture irradiante, bouleversante, vient soudainement doubler de l'injonction d'une nouvelle expérience du temps historique toute la réflexion sur l'utopie : « Une nouvelle expérience du temps historique fondée sur la perception de l'existence virtuelle de l'avenir dans le présent », lit-on dans l'Introduction de la thèse. Et comme s'il fallait à cette « nouvelle expérience historique » s'articuler à la négation déterminée du présent, Miguel Abensour comprend d'un coup la nécessité d'« affirmer les exigences d'une pensée négative face à un univers unidimensionnel. (brevitatis causa) », ainsi qu'il l'écrit à Rolf Tiedemann, le 12 octobre 1974. Cette articulation survenue dans la fulgurance d'une lecture donne son relief et son corps de pensée à ce qu'Adorno, depuis 1931, dans L'Actualité de la philosophie, jusqu'à 1966 dans la Dialectique négative, a toujours nommé, d'une formule que Miguel Abensour affectionnait particulièrement, l' « imagination exacte » (exakte Phantasie). Contre toutes les critiques de l'utopie, mais surtout contre la critique marxienne althussérienne dominante, le jeune philosophe trouve chez les penseurs francfortois la ressource d'une « traduction par transfert » — selon une expression chez lui récurrente — de l'énergie et de la matière imaginatives utopiques par transplantation dans un autre élément, à savoir dans une ontologie dialectique. En 1969, il envoie à Marcuse un texte sur « Marx et l'utopie », qui constitue peut-être déjà l'un des chapitres de sa thèse, et Marcuse lui répond le 31 août 1969 pour lui dire non seulement combien il est impressionné, mais que ce texte réussit à définir une approche nouvelle et nécessaire du partage entre socialisme utopique et socialisme scientifique.

Grand inquiet, grand guetteur, prodigue de ses enthousiasmes, Miguel Abensour de retour à Paris confie à son directeur de thèse Gilles Deleuze (qui a succédé à Charles Eisenmann tombé malade) sa découverte et sa lecture nouvelle de l'École de Francfort, mais la réponse de ce dernier annonce la solitude qui vient : « Vous perdez votre temps. » Le savoir de cette solitude est partie prenante de ce qui au plus profond anime l'éditeur : « Une solitude intangible est pour l'intellectuel la seule attitude où il puisse encore faire acte de solidarité », écrivait Theodor W. Adorno dans Minima moralia (§ 5). La solitude vraie est indissociable de l'ouverture, de l'absolu dévouement et de l'amitié. Solitude vraie et amitiés multiples, rien de tout cela ne fut accidentel dans le projet éditorial de Miguel Abensour : la pensée critique fut l'objet de nombreux partages dont l'amitié a dessiné les contours invisibles. Certaines œuvres de pensée et d'édition — est-ce seulement dissociable ? — montrent la force de leur relation à ce que l'on ne voit pas, elles font mentir la fonction de communication du langage en conservant une part d'illisibilité entendue comme un état de passion, pris dans la fatalité d'un autre temps que celui des contemporains.

Ainsi commence la vie du philosophe franc-tireur, du freischwebender Philosoph, dirait-on en allemand, qui s'arme du travail éditorial pour combattre le « mur de silence » entourant l'École de Francfort et pour donner voix à ce que les premières lignes de la thèse définissait sous le nom d'utopie, à savoir « une aspiration, soit nostalgique, soit combative, à une unité nouvelle ». Et le défi était déjà grand de ne pas s'époumoner en vain dans les « jardins à la française ».

Faire craquer le cadre

Éditer se fait sur l'horizon. Miguel Abensour ne fut pas un éditeur inventif et génial par pur enthousiasme mais parce qu'il y avait chez lui la conscience d'une nécessité inactuelle de la pensée — qui constituait toute sa force de proposition. Et il y avait aussi chez lui une jubilation de la pensée intempestive dans sa conflagration avec le présent. Selon lui, l'horizon des années 1970 s'ouvrait sur deux situations. La science politique américaine gagnait toujours plus de terrain et le silence dans lequel la réflexion des penseurs francfortois était reléguée menaçait de nous plonger dans une narcose philosophique et politique durable. Aussi envisagea-t-il son combat sur deux fronts : « un recueil de textes critiques sur la science politique américaine » (lettre à Marcuse du 26 novembre 1972) en deux volumes et une collection pour introduire progressivement et durablement en France les œuvres majeures des penseurs francfortois. Il écrit en premier lieu à Horkheimer, le 9 janvier 1972, pour lui exposer son projet en lui rappelant qu'ils se sont rencontrés à Paris en 1969, à l'occasion d'une conférence que Horkheimer faisait au Goethe Institut. Il écrit aussi à Pierre Clastres, le 30 janvier 1972, pour lui proposer de l'associer à « ce que les anglais appellent un "anti-reader" qui aura pour titre Éléments pour une critique de la science politique américaine et pour objet un premier essai sur la critique de la politique, au sens où l'entendait Marx en 1843 — 1844. » Il écrit à Ernst Bloch de la même manière le 6 février 1972. Il écrit également dans le même sens à Jürgen Habermas le 21 juillet 1972. Il écrit enfin à Herbert Marcuse le 26 novembre 1972 pour lui demander de pouvoir insérer des textes de lui dans cet « anti-reader » et en lui annonçant qu'il va fonder une collection où il publiera très vite Éclipse de la raison, Dialectique négative d'Adorno et Béhémoth de Neumann. À tous ces penseurs qui lui répondront favorablement — dans le cas de Bloch qui est malade, c'est son épouse Karola Bloch qui répond le 8 mai 1972 — il annonce donc pour 1973 la fondation de la collection « Critique de la politique » aux éditions Payot. Cette collection verra le jour avec un an de retard sur le programme prévu et l'« anti-reader » ne paraîtra pas. C'est à Habermas qu'il expose le plus longuement le projet de sa collection :

« Par ailleurs, je vais m'occuper prochainement chez le même éditeur, Payot, d'une collection qui aura pour objet et pour titre : Critique de la politique. Cette série d'ouvrages a pour projet non pas la réhabilitation mais la critique de la politique elle-même fondée sur une remise en question de l'identification hâtive exploitation/domination. Seule l'École de Francfort, au cours de ce siècle, me paraît avoir posé sérieusement les problèmes de la domination dans le monde moderne. Il s'agirait donc, dans le cadre de cette série, de publier les ouvrages les plus remarquables de l'École de Francfort et, si possible de continuer dans cette voie. En outre, centrée sur la critique de la domination, cette série viserait à rendre vie aux différentes critiques "pratiques" de la politique, c'est-à-dire aux mouvements qui dans le cours des grandes révolutions ont, à un moment donné, tenté de détruire la domination politique. » 

Pour Miguel Abensour, les penseurs du « cercle » de Francfort, qui travaillaient hors du milieu académique et qui se sont tous exilés pendant la guerre avaient pour caractéristique la pratique d'une transdisciplinarité rigoureusement définie, que l'extraterritorialité liée à l'expérience de l'exil a pour ainsi dire approfondie. Ils pensaient dans un écart à soi disciplinaire constitutif. Ils retiraient à la philosophie toute position de surplomb sans rien sacrifier de la singularité de son propre exercice, redéfini à partir de l'interprétation. Dans ces deux premières caractéristiques — transdisciplinarité et actualité redéfinie de la philosophie — on trouve les caractéristiques mêmes de la collection « Critique de la politique ». Tant par ses livres propres que par sa collection, Miguel Abensour travaillait sans relâche à opérer des décentrements dans la pensée et à multiplier les points d'éclatement de la continuité historique. Rappelons qu'en 1982, Miguel Abensour a publié un magnifique article intitulé « La théorie critique : une pensée de l'exil ? »[1] En lieu et place d'une doctrine unitaire et d'un surplomb philosophique dogmatique, on avait donc affaire dans tout le travail que le « cercle de Francfort » consacrait à la crise du marxisme, à l'affaiblissement agonistique du prolétariat et à la montée des fascismes en Europe, à ce qu'Adorno appelait d'une expression qu'il affectionnait tout particulièrement : des « champs de forces » — des champs de forces dont il fallait découvrir les strates historiques et interpréter la teneur en convoquant plusieurs régimes de savoir.

En outre, pour Miguel Abensour, il n'existait pas une seule, mais plusieurs théories critiques. Il n'aura eu de cesse de le répéter. Pour Horkheimer, il y a eu deux théories critiques, celle des années 1930, marxiste et révolutionnaire, et celle des années 1970, qui en même temps qu'elle engageait une critique du « monde administré » abandonnait le projet révolutionnaire pour se replier sur des positions défensives. Marcuse reconnaissait, quant à lui, ce partage des voies, mais il en tirait la conclusion inverse puisqu'il considérait, lui, au contraire, qu'il fallait repenser la révolution et l'utopie. L'hypothèse singulière de Miguel Abensour était qu'Adorno inaugurait, après-guerre, une troisième théorie critique, propre à sa trajectoire en ce qu'il refusait tout repli défensif en même temps qu'il se tenait à l'écart d'une nouvelle perspective positivement utopique ou révolutionnaire pour se tourner plutôt vers les ressources de la négation déterminées et vers des pratiques négatives. Être libre, c'est non pas faire ce qu'on veut, mais ne pas faire ce qu'on ne veut pas, écrivait Rousseau. Miguel Abensour lisait Adorno en le couplant souvent avec Rousseau, et inversement. Adorno remettait donc à l'honneur la négativité dans la pensée de l'émancipation. Cette perspective politique adornienne, souterraine, solitaire, complexe, passionnait Miguel Abensour, qui n'ignorait rien des critiques d'abstraction et de pessimisme qu'elle avait valu à Adorno, depuis Georg Lukács jusqu'à Maximilien Rubel.

Ce qui intéressait tout particulièrement Miguel Abensour dans ces théories critiques plurielles, c'était leur rapport au marxisme, marxisme qu'elles n'avaient jamais prétendu reconstruire, même après en avoir mesuré la crise dans les années 1930. Précisons qu'au moment de sa constitution, dans les années 1920, la Théorie critique s'est ancrée dans un marxisme essentiellement médié par deux œuvres de marxistes condamnés comme hérétiques, Karl Korsch, l'auteur de Marxisme et philosophie en 1923 et Georg Lukács, l'auteur d'Histoire et conscience de classe également paru en 1923. Engagé dans la vie politique allemande et dans l'opposition conseilliste, Korsch a rompu très tôt avec le léninisme et s'est trouvé exclu du KPD en 1926, avant d'être dénoncé par l'Internationale en 1927. Lukács, quant à lui, a participé à la République des conseils en Hongrie en 1919 avant de rallier des positions léninistes et de s'exiler en Union soviétique pendant la guerre en suscitant les critiques les plus vives d'Adorno. En un mot, le rapport premier de la Théorie critique au marxisme est d'abord celui d'un diagnostic de crise puis d'un refus aussi bien du léninisme que du réformisme social-démocrate. Et c'est forte de cet ancrage marxiste hétérodoxe, non léniniste, que la Théorie critique a abordé la remise en question de la pertinence des analyses marxiennes face au fascisme et au nazisme. Pour Miguel Abensour, ces penseurs francfortois avaient pour mérite de multiplier les pas d'écart par rapport à Marx — qu'on nomme ces pas d'écart : Simmel, Weber ou Freud politique — et pour mérite aussi de confronter Marx à d'autres perspectives d'émancipation.

Ce qui attachait Miguel Abensour à la richesse des analyses critiques transdisciplinaires des Francfortois était surtout qu'elles réfutaient la thèse énoncée par Marx en mai 1843, dans une lettre à Ruge, selon laquelle « domination et exploitation sont un seul concept, ici comme ailleurs. » C'est donc en refusant de dériver le politique de l'économique que le « cercle » de Francfort fondait, aux yeux de Miguel Abensour, une « critique de la politique » aussi inédite que décisive. Voilà pourquoi l'affinité élective fondamentale de Miguel Abensour avec le « cercle » de Francfort favorise l'entrée et dans la collection « Critique de la politique » et dans ses propres livres, c'est-à-dire dans une œuvre non seulement constituée par les livres écrits en première personne et par les livres écrits en troisième personne, mais dans une œuvre que chaque volume publié élargissait en spirale par volutes successives de façon continue, en bouleversant tout régime d'idées fixes et en maintenant fermement l'actualité de la philosophie contre l'accusation de désuétude qui n'a jamais cessé de lui être adressée.

« Mon œuvre est celle d'un être collectif » (disait Goethe dans ses conversations avec Soret en 1835) — et elle porte ici le nom d'Abensour.

[1]: Archives de philosophie, n° 45, 1982.

Michèle Cohen-Halimi

Liste de toutes les publications de la collection « Critique de la politique » depuis 1974