« La chaise est toujours assise », écrit Achille Chavée dans Décoctions. Voilà bien un aphorisme dont le ton péremptoire plaît d’autant plus à l’esprit Bul que, en proclamant une « vérité » aussi inutile que dérisoire, il s’énonce avec l’autorité d’un slogan. La présence de la chaise dans les actions et publications du Daily-Bul, tout comme celles de l’escargot, de la vache, du piédestal et autres « objets » peu considérés par la littérature et les arts « sérieux », trouve son origine dans les activités de l’Académie de Montbliart dont l’inspiration restera vivace jusqu’au bout dans la vie et les œuvres de Pol Bury et d’André Balthazar.
C’est d’ailleurs à l’époque fondatrice de « l’Académie » — au début des années 50 — que Pol Bury prend conscience de l’impératif qui s’impose peu à peu à sa démarche artistique, à savoir trouver une solution au problème de l’inscription du mouvement dans la peinture. Si la question est de parvenir à « faire sourire » un carré de Mondrian, il en va de même pour la chaise « toujours assise », telle qu’elle existe dans la peinture, et plus particulièrement dans celle de l’artiste lui-même, qui a commis, en son jeune temps, quelques sièges bien plantés. Un nuage, descendu de ceux qui passent dans le ciel, a beau occuper un fauteuil très magrittien dans La Clef des songes (1946), ni l’un ni les autres ne se meuvent et le tout, figé dans l’huile, est bel et bien pétrifié à la surface du tableau. Les deux toiles de 1947 représentant chacun une femme dans un intérieur vont jusqu’au hiératisme : leur pose raidie les fait ressembler elles-mêmes à des chaises ; le fait que ces dernières soient en fer redouble l’impression de raideur, que viennent encore renforcer les filets de lignes noires enserrant les plages de couleurs. Si, dans sa période Cobra, Bury s’essaie quelque peu au « geste », tout cela le déçoit et pour finir l’ennuie. Pour s’en sortir, il devra sortir de la peinture. Une sortie, comme on le sait, par étapes : Plans mobile (53), Girouettes (55), Multiplans (57), Ponctuations (61) et ainsi de suite, jusqu’aux Ramollissements.
Ils sont tout nouveaux, ces ramollissements, à l’époque où Pol Bury liquéfie ses chaises. C’est au début des années 70 qu’ils apparaissent, bientôt renforcés par le film 8 500 tonnes de fer (1971-72), où l’on voit se gondoler dans tous les sens la Tour Eiffel. Le procédé du « miroir mou » aura une postérité d’autant plus abondante qu’il ré-enchante le plaisir de dessiner à la main, cette main que l’artiste avait bannie avec Le Petit Commencement en 1965 et qu’il réhabilite dans son Épilogue provisoire dix ans plus tard. Les chaises seront Bul ou ne seront pas : ainsi font-elles partie des « sujets imposés » aux artistes participant à l’exposition Daily-Bul and C° en 1976. Le « Dictionnaire de références » qui ouvre le catalogue de l’exposition propose à l’article « Chaise » pas moins de cinq pages d’illustrations et de citations, toutes plus désopilantes les aunes que les autres, de Balzac, Flaubert, Jarry, Cravan, Allais … et bien sûr Achille Chavée : « Respectez les chaises ainsi que les vieillards ». Dans cette exposition, la contribution de Pol Bury consiste en une parodie d’« installation » : Un guéridon et deux chaises (1975). Devant une grande photographie murale sont disposés les trois objets nommés par le titre. Par instants, un pied de l’une ou l’autre des deux chaises s’élève tandis que le plateau du guéridon quitte l’horizontale pour s’incliner vers l’avant. Ce remuement comique donne déjà à rire, au premier degré, lorsqu’on le regarde comme un simple nonsense, mais s’augmente au second degré d’une signification plus piquante à partir du moment où l’on soupçonne une allusion à une œuvre conceptuelle aussi célèbre que One and Three Chairs de Joseph Kosuth.
Mais revenons à nos chaises de 1973, et plus particulièrement au contexte dans lequel elles s’inscrivent, au sens propre, puisqu’elles s’insèrent le plus souvent in-texte, comme au figuré, c’est-à-dire une époque dont les querelles et combats nous paraissent déjà relégués dans les lointains de l’Histoire. Pol Bury séjourne alors aux États-Unis, raison pour laquelle titre et texte sont en anglais. Dans Art is too serious to be left in the hands of the artists, il fait un compte-rendu très critique d’une série de conférences sur le thème : « Art et politique » où seul l’engagement idéologique est admis comme susceptible de rédimer une pratique « bourgeoise » telle que l’art. L’un d’entre les intervenants, adaptant la célèbre formule de Clemenceau, avait prononcé et justifié la phrase qui sert de titre à l’ouvrage, considérée par Pol Bury comme « l’affirmation la plus fasciste qu’[il ait] jamais entendue ». Pour mieux opposer ses intentions à celles auxquelles on entend le contraindre avec l’injonction de faire de l’art politiquement engagé, il illustre ses pages avec des chaises ramollies qui sont là pour revendiquer leur inefficacité radicale, tant comme objets inutilisables en soi que comme représentations incapables d’exemplifier quelque opinion que ce soit. L’illustration apparaît ici comme un acte de résistance venant appuyer le propos. Elle symbolise les certitudes sur lesquelles sont assis les « esthétocrates » de tous poils, et qui les conduisent à interpréter le monde avec tant de sérieux qu’elles les poussent à dire les pires absurdités, telle celle qui fait le titre.
Quant à la configuration physique de cette publication, elle revêt un aspect nomade dans son format propice à la mobilité ; l’artiste est en voyage, il ne fait que passer et ne veut pas s’impliquer dans les considérations politiques locales : un carnet de dessins, une plume et un flacon d’encre se transportent aisément en tout lieu. Aussi cet ouvrage se présente-t-il comme un simple bloc-notes à spirale, dont seul le recto de chaque feuillet est utilisé. Les chaises ramollies, déformées de toutes les façons, remplissent les pages parfois jusqu’à la boursouflure, les phrases écrites se glissant comme elles le peuvent dans les interstices. L’étroit mélange des mots manuscrits et des lignes dessinées font de chaque page un véritable iconotexte : les images ont autant à dire que le propos. Les excès de langage, dont la surenchère n’a de comparable que celle qui règne au sein des arts plastiques, exaspèrent durablement Pol Bury qui, une fois de plus, se défend sans pour autant se faire d’illusions sur l’efficacité de son action. S’il réagit aux diktats de la pensée dominante, c’est essentiellement par hygiène personnelle. Comme le dit Achille Chavée dans Laetare 59 : « Jamais un coup de canon n’abolira la balistique ».
En attendant, l’artiste fait danser les chaises. « La supériorité de l’homme est d’avoir un cul », écrit Arthur Cravan, cité dans Daily-Bul and C°. Encore faut-il s’assurer de la solidité de ce sur quoi on le pose.
— Ah ! semblent dire les chaises ramollies, vous êtes assis sur vos certitudes ? Vous êtes inébranlables dans vos convictions ? Mais l’idéologie sur laquelle vous vous fondez comme sur un socle indiscutable, elle va fondre, elle fond déjà, et vous voilà le… par terre.
Grand lecteur de Bergson, Pol Bury n’aura pas manqué, avec ses sièges malléables, de faire allusion à l’exemple de l’homme s’asseyant sur une chaise truquée et se retrouvant, à la grande joie des spectateurs, les quatre fers en l’air. Pour être ramollies, ces chaises n’en sont pas moins des chaises de combat contre la sottise, comme dans le Dictionnaire des idées reçues de « l’ami Gustave ».
Frédérique Martin-Scherrer