Ce n’est pas dans les livres que le jeune Bury a pris connaissance du surréalisme, mais par la rencontre, en 1938, de son incarnation vivante en Hainaut : Achille Chavée. Or le surréalisme, de l’aveu même de Pol Bury, se trouve à la racine de toute sa recherche ultérieure : « Ce fut un événement majeur en général et pour moi en particulier, déclare l’artiste en 2004. J’en ai été marqué dès mes seize ans et je le suis encore. » L’évocation de cet âge, « seize ans », revient systématiquement sous sa plume lorsqu’il évoque l’événement fondateur que fut, pour lui, la découverte du surréalisme à travers son catalyseur louviérois.
Mais en deçà ? Qui était-il avant cette révélation foudroyante ? Au collège, cancre en toutes les matières fors la rédaction, l’élève Bury a cultivé assidûment le dégoût de l’école, et passé ses heures de classe à orner ses cahiers de légions romaines pédalant à vélo ou autres motifs hérétiques fort peu appréciés de ses maîtres. Finalement, sa mère accepte de l’inscrire à 15 ans à l’Académie des Beaux-Arts de Mons, où il passe une année paisible, mais peu exaltante, à apprendre à peindre des vases et des drapés. Pendant les vacances d’été, l’artiste débutant entreprend un tour de France à bicyclette et, de retour en Belgique, rapporte de son voyage une moisson d’aquarelles.
Il en est là au moment où un événement soudain va lui faire perdre les repères somme toute conventionnels qui lui avaient servis de supports. Est-ce le fruit du hasard ? Ou, déjà, la manifestation du hasard objectif ? Le garçon, qui lit beaucoup, y compris de la poésie, avait peu de temps auparavant été frappé par un poème intitulé « Dictée », commençant par ce vers : « La libellule est un mammifère… » Or voilà qu’il tombe sur l’auteur lui-même : « Un soir, dans un café d’étudiants de Bruxelles, “La Jambe de Bois”, je fis sa rencontre qui allait me déterminer, ridiculiser mes natures mortes, mes paysages et tabourets renversés. » Lorsque, une trentaine d’années plus tard, Pol Bury fera paraître, sous le nom d’Ernest Pirotte, un impertinent hommage à son mentor et ami, ce n’est pas pour rien qu’il intitulera son livre Achille Chavée Avocat ou La Mammifération des libellules, en souvenir de sa lecture prémonitoire.
Le bouleversement provoqué par cette première rencontre a gardé tant de vivacité dans sa mémoire qu’il en fait le récit à plusieurs reprises, ressuscitant la présence du poète des années après sa disparition : « Il m’apparut implacable, le visage fait d’os “et de morceaux de bois”, crachant sur “Dieu, la patrie et le reste”, ce qui me paraissait acceptable. Mais ce qui l’était moins, pour moi à l’époque, sur Beethoven, sur Balzac. Comment pouvait-on dire des choses pareilles ? »
Ainsi, le fantôme du poète se lève dans divers textes, au gré des hypotyposes : « Sitôt, le poète surgit, impérativement visible dans la lumière électriquement grise d’un de ses cafés où, chaque heure, il élit domicile. La laideur triste de sa ville n’existe que pour ceux qui échapperaient à son sortilège. Il parle, il s’exclame, il ricane, il rugit. Il brandit un petit revolver et veut tuer Balzac. Il agite le drapeau de la liberté qu’il ne veut que rouge. »
La formation académique de l’adolescent est dès lors balayée par la rencontre inopinée de cet imprécateur de génie : « D’un coup, je me trouvais devant un poète comme les livres avaient pu m’en donner l’idée. » Le mythe en chair et en os. La poésie comme ferment des êtres et des choses, comme absolu, comme perdition : « Je fus impressionné car il était impressionnant de bruit et de fureur. Vitupération et révolution étaient les deux mamelles qu’il trayait alternativement, avec véhémence, en tirant sur une cigarette sans cesse renouvelée, arrosée de vin rouge pour la couleur et de bière pour la soif. » Vrai poète, prodigue de ses vers qu’il déclame « devant un aréopage de poivrots » ou abandonne sur des cartons de bocks, Chavée lève soudainement le rideau sur une perspective exaltante : « J’entrais dans un tourbillon dont Chavée tenait la porte grande ouverte […] Des portes, des fenêtres. Des fenêtres donnant sur des portes, donnant sur d’autres fenêtres et d’autres portes. À perte de vue, à perte d’avenir. »
Sous l’égide de son aîné, l’écolier va être initié aux « Textes de base » par les membres du groupe Rupture, fondé par Achille Chavée en 1934. Il découvre Les Chants de Maldoror en même temps que les écrits politiques de Marx, Engels, Lénine, et assiste médusé aux discussions enflammées des membres du groupe : « Des phrases étaient lancées avec une précision de référence qui me stupéfiait, aussitôt contrecarrées par d’autres qui semblaient vouloir dire le contraire mais qui, employées par l’un ou par l’autre, pouvaient tout aussi bien prouver que Trotsky était une vipère lubrique ou Staline un tsar sanglant. » Bien plus tard, l’artiste se souviendra de cette capacité qu’ont les débats polémiques à déformer les idées, les citations et les icônes en ramollissant la figure de Staline de manière à le faire ressembler tantôt à Trotsky, tantôt au Capitaine Haddock.
On pourrait multiplier les exemples de ce type prouvant que, si une part de surréalisme a perduré dans les œuvres plastiques et écrites de Pol Bury jusqu’aux plus tardives, l’ensemble de son parcours, suite à une profonde désillusion à l’égard du surréalisme et des prises de position politiques extrêmes auxquels lui-même avait donné sa foi, est fondée sur une critique radicale et de l’un et des autres. Mais il est vrai que l’artiste a constamment aimé conjuguer les contraires, car il sait que la vie est en réalité plus bizarre que ce que l’on prétend en dire ou en faire : il y a toujours quelque chose qui va de travers, même sur les meilleures bases théoriques, comme ses boules un peu ivres oscillant sur un cube d’une forme parfaite.
C’est qu’au départ, le jeune Bury s’était donné tout entier au surréalisme, à son esprit, à ses pratiques et à ses engagements. Il faut également tenir compte du fait qu’Achille Chavée était arrivé dans sa vie à un moment propice : le père de l’adolescent était parti en abandonnant sa famille et, après le choc psychologique, il lui fallut aussi, à l’âge où les autres sont encore au lycée, en assumer les conséquences économiques. Plus d’études artistiques, mais l’usine où il doit forer des trous dans des pièces de métal à longueur de journée, l’hiver dans le froid et dans le fracas toujours. C’est donc un père de substitution qui lui tombe du ciel, et c’est bien un rôle paternel que joue celui-ci en guidant ses connaissances et en aiguillonnant ses capacités de création.
Aussi, lorsqu’en 1947 Pol Bury s’éloigne du surréalisme pour se livrer à d’autres recherches en peinture, c’est un peu le meurtre du père qui s’accomplit, et Chavée le vivra bien ainsi, au cours du maintes discussions souvent houleuses : « Il nous arrivait souvent de sortir ensemble, de boire des verres, de nous battre en duel verbal. Les engueulades étaient sévères ». Mais il semble que le Daily-Bul, auquel Chavée participe dès la première heure, ait plus tard bien rapproché les deux hommes grâce à l’esprit d’humour, de dérision et de distance initié par l’Académie de Montbliart. Entre affection et exaspération, leur relation sera toujours marquée par cette double modalité : « Le personnage était sulfureux, agressif. Tendre aussi sous son large béret basque ».
Si le document que l’on peut voir en tête de ce Papier souligne une fois de plus ces contradictions — « Dans la discussion il était implacable, mais dérisoire, en menaçant son interlocuteur de lui “couper les couilles” s’il persistait dans ses erreurs » — en même temps, il se termine par le plus beau compliment qui soit : « Il fut aussi celui par qui l’envie de faire naissait. Il incitait le peintre à peindre, le poète à écrire. »
Pol Bury, pour sa part, a fait les deux. Grâces en soit rendues à Achille Chavée.
Frédérique Martin-Scherrer