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De la chute

De la chute

En 1978, Anne-Marie Albiach entreprend de relire État, le livre est resté, pour elle, une énigme. Lorsque nous avons décidé, elle et moi en 2006, de reprendre nos conversations sur État, l’énigme n’avait pas disparu. Nous avons lu le livre vers à vers avec intensité et jubilation dans le plaisir partagé de se proposer des formulations. Elle devait avoir oublié ce carnet « chinois » aux coins rouges qui atteste combien ce poème accompagne sa vie. « Travail pratique : car il faut savoir » est un vers d’État. On ne peut se soustraire à cet impératif, c’est une obligation indissociable de ce qu’exige la lecture du poème. Indissociable pour tout lecteur, et indissociable pour Anne-Marie Albiach elle-même, parce que cette obligation s’impose à elle depuis l’énigme que porte l’écriture du poème. C’est parce que nous ne savons pas qu’il faut savoir. Ce « il faut » anticipe la lecture du poème, il est impératif dès que la lecture s’amorce. La lecture conçue comme un état est indissociable de cet impératif, il faut l’accepter, il est la condition d’un travail pratique inhérent au poème, travail de lecture sans cesse recommencé par l’énigme qui le soutient. Dans sa lettre adressée à Anne-Marie Albiach, Edmond Jabès a bien vu que le commencement est toujours un recommencement que requiert le travail pratique, et que ce travail impose d’être « au comme du commencement », que la lecture soit comme au commencement du poème. L’avant-dernière séquence d’État a pour titre : Rétrospective : ce qui précède, comment.
Si je regarde de nouveau la photographie prise à Londres sur laquelle Claude Royet-Jounoud porte Anne-Marie Albiach à l’horizontale, je ne peux m’empêcher de la relier à la première ligne de ce carnet. Le poème n’est jamais loin du corps, le corps le soutient, il s’agit d’ordonner les horizontales et les verticales, autrement dit de conjurer la chute puisque le poème en procède. Première ligne de la page du carnet : « Obsession de la projection du corps au sol. De la chute du haut de son propre corps – un manque d’air. »
Le poème est la projection d’un corps ordonné au souffle, ordonné à la chute qu’il contredit dans l’horizontale de ses vers, dans le recommencement qu’il conteste par les mouvements de ses rétrospectives.

Francis Cohen