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« Après Schönberg, je divorce »

Catherine Clément

« Après Schönberg, je divorce »

Ces premières notes de travail pour un opéra adapté de Tristes tropiques datent de 1986. Georges Aperghis, le compositeur, a composé de 1990 à 1996, jusqu’à la veille de la première, puisque dans la nuit nous travaillions encore, moi sur le livret, lui sur la musique, à la demande du chef d’orchestre.

J’avais soumis l’idée à Lévi-Strauss. Il n’était pas convaincu, puisqu’il faudrait nécessairement trouver un compositeur vivant et que, comme il le dit plus tard à Georges, « Après Schönberg, moi, je divorce ». Il haïssait la musique contemporaine, les mises en scène d’opéra non traditionnelles, il voulait revoir la mise en scène d’origine de la Tétralogie de Wagner avec de vrais chevaux, il mettait un point d’honneur à le dire, voire à l’écrire puisqu’il se battit contre France-Musique très publiquement.

Mais je connaissais Georges et son immense talent de bricoleur musical. J’insistai donc auprès de Lévi-Strauss, qui n’était pas du genre à interdire.

Ces notes de travail sont nulles.

Le livret que je présentai à Lévi-Strauss un ou deux ans plus tard l’était moins, mais il mit mon héros en fureur. Il aurait souhaité que je restitue ses conversations avec André Breton et Victor Serge sur leur bateau d’exil, la Capitaine Paul Lemerle (rien que ça !). Bref, rien n’allait.

Mais le lendemain, je reçus un message du héros furieux. Il ne se sentait aucunement le droit de faire obstacle à une création. Ouf.

Il reçut Georges de bonne grâce, lui annonça son divorce avec sa future musique, puis, grand bonheur, lui fit écouter des enregistrements de chants bororo qui mirent Georges en état d’extase. Nous avions un feu orange tendance feu rouge.

Je m’installai à Strasbourg pour quinze jours de répétitions. Je me souviens avec émotion que Georges, cherchant des sons pour évoquer l’origine juive de notre héros, me demanda de l’emmener un vendredi soir à la grande synagogue de Strasbourg, séparation des femmes et des hommes obligatoire. Nous étions bouleversés, et frustrés.

La seule fois où j’ai entendu Lévi-Strauss me parler de son origine juive, c’est quand il me raconta, très ému, la visite d’un chef kwakwakawak (peuple vivant au dessus de Vancouver) en grande tenue de cérémonie, et qui dansa pour le remercier d’avoir sauvé sa langue. Le chef était accompagné par un rabbin qui voulut aussi revêtir son habit cérémoniel, ce qui horrifia Lévi-Strauss. Je lui demandai son nom hébreu : « Nephtali », ce qui veut dire lutter.

Tristes Tropiques fut créé le samedi 29 septembre 1996 à l’opéra du Rhin, dans le cadre du festival Musica (donc, avec un nombre limité de représentations). L’orchestre comprenait deux genres d’instrumentistes appropriés à deux genres de musique, l’occidentale et l’autochtone : 2 flûtes (aussi flûte piccolo), 2 hautbois, 2 clarinettes (aussi clarinette basse), 2 bassons (aussi contrebasson), 2 cors, 2 trompettes, 2 trombones, tuba, timbales, 2 percussionnistes, 2 pianos, 8 violons, 6 violons II, 6 altos, 5 violoncelles, 3 contrebasses. S’y ajoutaient 6 sopranos solo, contre-ténor solo, 2 ténors solo, 5 barytons solo, baryton-basses solo, 4 basses solo et un chœur mixte à 40 voix environ. La description de cet orchestre ayant été publiée par l’IRCAM, je la laisse en l’état, conforme aux normes orchestrales. C’était une production grand format, pour 4 représentations, si ma mémoire ne me trahit pas.

Yannis Kokkos, le metteur en scène, n’avait pas envie de montrer des plumes sur la scène. Il pensait plumes d’autruche, et moi, suivant le texte et les photographies de Lévi-Strauss, je songeais aux immenses coiffures en plumes d’ara bleu qui font la gloire des hommes Bororo – les femmes, propriétaires des terres, n’ont pas droit à la parure. Finalement, il y eut des plumes bleues sur scène.

Je me fis incendier dans l’Huma, par H.J (je n’en sais pas plus) qui aurait préféré voir sur scène la tragédie perdue écrite par Lévi-Strauss et qui s’appelait Cinna. Or justement, Lévi-Strauss ne voulait pas de ça. Parfois – c’est-à-dire souvent, on a envie de botter le cul des critiques d’opéra.