Benjamin Péret (1899-1959) fut non seulement un des plus grands poètes surréalistes, mais aussi celui qui n'a jamais cédé sur les exigences éthiques du mouvement fondé par André Breton et ses amis en 1924. Il fut, en 1924, avec Pierre Naville, le premier directeur de la revue La Révolution surréaliste, et depuis cette date n'a pas cessé d'être un des principaux animateurs de l'activité surréaliste en France.
Son rapport au marxisme est, avant tout, politique. En 1926, un an avant Breton, il adhère au Parti Communiste Français. Mais ce sera une expérience assez ephémère : dès 1927, il rejoint l'opposition communiste de gauche, autour de Léon Trotsky -- tandis que ses amis surréalistes ne vont rompre avec le PCF qu'en 1934. Entre 1928 et 1931 il séjourne au Brésil, où il participe aux activités du mouvement trotskyste local -- ce qui entraînera son expulsion du pays. En 1936, il part en Espagne, pour participer à la lutte contre le fascisme, d'abord dans les rangs du POUM, Parti Ouvrier d'Unification Marxiste (proche de Trotsky), et par la suite avec la colonne anarchiste de Buenaventura Durruti sur le front de Teruel.
J'ai eu la chance de rencontrer Benjamin Péret en 1958, lors d'une visite à Paris. Péret m'a donné rendez-vous à « La Coupole ». À peine étions nous entrés dans le café/restaurant que Benjamin Péret n'a pas pu contenir une exclamation : «Merde ! Un curé dans mon café ! C'est le comble ! Ces parasites infestent toute la ville ... ». Effectivement, au fond de la « Coupole », confortablement installé dans une table, un prêtre avec son habit noir - c'était encore l'usage à l'époque -- prenait sans souci un café crème. « Eh bien, soit j'attrape ce scélérat par le collet et je le mets dehors, soit nous partons pour un autre café ». Après un moment d'hésitation, il a décidé que l'affaire ne méritait pas une perte de temps, et nous avons quitté le local. Nous nous sommes installés dans un café tout proche, « Le Dôme ». Nous avons établi vite un rapport de confiance mutuelle, direct et sans formalités.
Une des thèmes de notre dialogue a été la Révolution espagnole, une référence centrale pour moi. Je savais qu'il avait combattu contre le fascisme avec les révolutionnaires espagnols en 1936, et je lui ai demandé, avec une certaine naïveté, s'il s'était inscrit dans les Brigades Internationales. « Pas du tout ! » m'a-t-il répondu. « Si je l'avais fait, les staliniens m'auraient bientôt fusillé. J'ai lutté aux côtés des anarchistes, dans les rangs de la colonne Durruti, de la CNT-FAI, c'étaient eux les vrais révolutionnaires ».
Le document ci-joint est un témoignage involontairement ironique sur l'attitude de l' « État français » de Vichy envers les poètes surréalistes : des dangereux « extrêmistes » qui doivent être surveillés de près. Dans le cas du « nommé Benjamin Péret », il s'agit d'un élément « susceptible d'activité antinationale ». Péret avait déjà été arrêté une fois, avec d'autres militants trotskystes - dont Leo Malet - en mai 1940, peu avant la capitulation. Il était donc déjà connu et fiché pour menées « antinationales ».
Le document porte le tampon « Secret » et il est signé par le « Le Directeur General de la Surêté Nationale » en personne, Monsieur Henry Chavin (fasciste notoire). On ne rigole pas avec la securité nationale à Vichy ! En decembre 1941, apres un séjour précaire à Marseille, toujours sous la menace de la police vichyste, Péret prendra le chemin de l'exil en partant, avec sa compagne Remedios Varo, pour le Mexique où il restera jusqu'en 1947. Les États Unis, où son engagement politique était connu, lui avaient refusé un visa d'entrée.
Il est intéressant que ce document policier cible les deux têtes du mouvement surréaliste, sans faire de distinction entre « le nommé Breton » -- qui était à cette époque proche de Léon Trotsky, mais sans activité politique directe -- et Benjamin Péret, le militant chevronné. Une notice manuscrite nous informe que la note a été envoyée aux RG (Renseignements Généraux) pour enquête.
II. Contre les « bandits staliniens »
Si Péret avait rompu avec le communisme soviétique dès 1927-28, son expérience en Espagne en 1936 a considérablement intensifié son allergie au stalinisme. Dans un questionnaire pour le Nouveau Dictionnaire des écrivains, il avait répondu à l'entrée « Particularités », en écrivant : « déteste les curés, les flics, les staliniens et les commerçants ». Après la guerre, il va critiquer la position traditionnelle des trotskystes de « défense de l'Etat ouvrier » soviétique : appuyé par Natalia Sedova, la veuve de Leon Trotsky , et par ses camarades espagnols (Grandizo Munis), il va refuser tout soutien à ce qui constituait à ses yeux, d'un point de vue marxiste, une forme de capitalisme d'Etat (position partagée par ses amis du groupe Socialisme ou Barbarie). Ce désaccord conduira, en 1948, à sa rupture avec la IV^e^ Internationale.
La petite notice manuscrite ci-jointe, qui se trouve parmi les papiers de Benjamin Péret conservés par Jean-Louis Bédouin, est une protestation contre la visite à Paris de deux « bandits staliniens », David Alfaro Siqueiros, « complice de l'assassinat de Shelton Hart, secrétaire de Trotsky » et Fernando Gamboa, coupable d'exactions lors de l'évacuation des rescapés de la guerre civile vers la France en 1939. Curieusement, Péret ne mentionne pas la notoire participation de Siqueiros à la première tentative, échouée, d'assassinat de Léon Trotsky en 1940. La notice n'est pas datée, on ne sait pas si elle a été rédigée au Mexique -- il est question du « gouvernement mexicain » -- ou en France, et si elle a été publiée ou pas. Le titre « À la porte !» a été rayé. Si Péret était, en tant que marxiste et révolutionnaire, un adversaire décidé du stalinisme, il avait une détestation particulière pour deux personnages éminents de cette mouvance politique et culturelle : Louis Aragon et David Alfaro Siqueiros. Ce n'était pas seulement une question de désaccord politique, mais de rejection morale.
Michael Löwy