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Georg Lukács
Lettre à Yvon Bourdet, sur l'austromarxisme

Lettre à Yvon Bourdet,  sur l'austromarxisme

Non, le philosophe hongrois Georg Lukács (1885-1971) — sans doute une des plus grands penseurs marxistes du 20^e^ siècle — n'a pas laissé ses archives à l'IMEC... D'ailleurs, l'IMEC n'existait pas à son époque. Mais l'IMEC possède un document, une lettre adressé en août 1967 à Yvon Bourdet. C'est une pièce très courte, mais qui n'est pas moins intéressante, pour ce qu'elle suggère.

Bourdet allait publier quelques années plus tard, un livre très critique sur Lukács (Figures de Lukács 1972)...Mais dans les années 1960 il préparait une édition de textes austro-marxistes et il était intéressé à connaître l'opinion du penseur hongrois sur ce sujet. Il va même le rencontrer en 1968, mais nous n'avons pas assez d'informations sur cette rencontre.

Lukács s'adresse à Bourdet comme un « collègue », c'est à dire un universitaire. Curieusement cette adresse se termine avec un point d'exclamation. Il commence en remerciant son interlocuteur pour sa lettre si aimable (liebenswürdigen). Ses commentaires sur l'austro-marxisme sont très brefs ; si Bourdet avait été membre du Parti Communiste, il est possible que la lettre de Lukács fut plus détaillée. Mais il est vrai que Lukács n'a jamais manifesté un intérêt particulier pour cette école marxiste un peu inclassable.

Selon Lukács, on a utilisé ce terme à partir du moment où les marxistes autrichiens commencent à publier leurs écrits hors du domaine éditorial de la social-démocratie allemande. Dans son édition des écrits d'Otto Bauer de 1968, Bourdet reprend à son compte cette analyse et cite la « lettre de Lukács à l'auteur, Budapest le 12 août 1967 ». Mais quelle serait la particularité substantielle des Autrichiens par rapport à leurs camarades en Allemagne ?

Il est intéressant d'observer que, selon Lukács, les socialistes autrichiens representaient une nuance plus démocratique que les sociaux-démocrates allemands. Habituellement on désigne les austro-marxistes comme étant plus a gauche que le SPD allemand ; c'est d'ailleurs la raison pour laquelle ils vont créer l' « Internationale 2,5 » — entre la II^e^ Internationale (social-démocrate) et la III^e^ (communiste) — mentionnée dans la lettre de Lukács. Celui-ci n'utilise pas cette définition ; est-ce parce qu'il ne considère pas les austro-marxistes comme une variante plus à gauche ? Ou peut-être parce que, en 1967, ayant pris ses distances avec le « socialisme réel » de type soviétique, la question de la démocratie lui semble la plus importante ?

En conclusion de cette brève lettre, il va aborder la philosophie des austro-marxistes. Si la caractérisation de « M.Adler » (Max Adler) comme néo-kantien est généralement admise, celle d'Otto Bauer comme « essentiellement positiviste » est bien discutable. Même Staline, qui dans son ouvrage de 1913 sur Les marxistes et la question nationale, n'épargne pas ses critiques à Otto Bauer, ne le désigne nullement comme « positiviste » (mais plutôt comme « idéaliste »). Le situer avec Max Adler dans le camp des partisans d'une « révision » de la philosophie marxiste est un jugement quelque peu hâtif.

Quels écrits d'Otto Bauer connaissait effectivement Lukacs ? Dans Histoire et Conscience de Classe il critique sa polémique économique avec Rosa Luxemburg ; sa position relèverait en dernière instance du  fatalisme économique et de la fondation purement éthique du socialisme. Mais là aussi il n'est pas question de positivisme.

Que peut-on conclure de cette lettre ? Peut-être que Lukács, en 1967, manifeste une certaine sympathie pour la politique démocratique des socialistes autrichiens, mais se dissocie de la philosophie « révisionniste » des austro-marxistes.

PS : Je me suis beaucoup intéressé à Lukács, à qui j'ai dédié ma thèse de doctorat ès-lettres, plus tard publiée sous le titre Pour une sociologie des intellectuels révolutionnaires. L'évolution politique de Lukács 1909-1929 (1976). Cependant, suivant en cela mon maître Lucien Goldmann, c'est surtout ses écrits de jeunesse qui m'ont attiré, plutôt que l'œuvre postérieure, trop marquée par le poids du dogmatisme stalinien. Mais Lukács a toujours gardé une orientation intellectuelle et politique propre, comme en témoigne, malgré tout, cette lettre.

Michael Löwy