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Joseph Gabel
Avant-Propos à Mannheim et le marxisme hongrois

Avant-Propos à Mannheim et le marxisme hongrois

Né à Budapest, Joseph Gabel (1912-2004) émigre à Paris à l'âge de 19 ans. Pendant la Deuxième Guerre Mondiale il s'exile en Espagne. Sa thèse de doctorat d'État, inspirée par les écrits de Georg Lukács et de Karl Mannheim, sera publiée aux éditions de Minuit en 1962 sous le titre La fausse conscience. Essai sur la réification ; traduit en plusieurs langues le livre aura un certain retentissement. Il publiera aussi un livre sur la sociologie de l'aliénation, un essai sur Karl Mannheim et le marxisme hongrois et deux recueils d'articles autour du concept d'idéologie. Se réclamant de l'héritage du marxisme hongrois, Joseph Gabel était hostile au communisme stalinien, qu'il considérait comme une forme de « fausse conscience ».

J'ai connu Joseph Gabel vers 1977, quand je préparais un projet de recherche autour de Karl Mannheim et de la sociologie de la connaissance, pour entrer au CNRS. Il m'a aidé dans ce travail en m'indiquant des références bibliographiques. Nous nous sommes souvent rencontrés, par la suite, dans le comité de rédaction de la revue L'Homme et la Société. Il se déclarait marxiste mais avouait être proche de la droite en France, ce qui me semblait bien étrange...Son livre Mannheim et le marxisme hongrois (Paris, Klincksieck, 1987) m'avait beaucoup intéressé : son premier chapitre était une présentation originale de ce qu'il désignait comme « marxisme hongrois » — Lukács et Mannheim, mais aussi plusieurs autres, comme Erwin Szabó, Paul Szende et Béla Fogarasi — et sa discussion de Karl Mannheim était souvent pertinente. Mais il prétendait catégoriquement que Mannheim n'était pas un sociologue de la connaissance, une affirmation à mes yeux incompréhensible.

Le document ici reproduit est un ensemble de notes pour l'introduction de ce livre de 1987. Mais si l'on compare ces notes avec l'avant-Propos de l'ouvrage publié, ils ne se recouvrent que partiellement. Gabel critique, à juste titre, la traduction française d'Idéologie et Utopie, fait à partir de la version américaine (en anglais) et non de l'original allemand : comparant les deux, il note la perte de la dimension critique/dialectique. Mais ce qu'il oublie de mentionner, c'est que la traduction américaine avait été révisée par Mannheim lui-même, qui voulait « adapter » son livre à l'esprit des sciences sociales américaines.

La polémique avec Lucien Goldmann concerne l'intelligentsia comme couche privilégiée dans le processus cognitif : Goldmann semble réduire celle-ci aux universitaires détenteurs de diplômes, quand en réalité Mannheim se réfère à l'intelligentsia sans attaches (freischwebende Intelligenz), dont le modèle, selon Gabel, étaient les intellectuels marxistes (souvent juifs) hongrois, marginalisés et exclus de l'université. Il me semble que sur ce point Gabel avait raison, même si sa réflexion théorique était loin d'avoir la cohérence de celle de Lucien Goldmann.

Michael Löwy