Je n'ai rencontré Louis Althusser qu'une seule fois, en 1963. Mon ami Régis Debray m'a raconté qu'il cherchait un livre sur Engels publié par un auteur argentin ; comme j'avais un exemplaire de cet ouvrage, j'ai proposé de lui prêter. Nous sommes allés lui rendre visite à son bureau à l'École normale supérieure. Régis m'a présenté à son maître comme « un vrai marxiste, malgré le fait qu'il n'est pas au Parti ». Althusser n'a pas fait de commentaire, je lui ai passé mon livre et ce fut la fin de ce très bref entretien.
Même les adversaires de Louis Althusser reconnaissaient que, malgré son « anti-humanisme théorique », il pouvait avoir un comportement profondément « humain ». Cela se manifeste particulièrement dans son rapport à ses disciples : par exemple, dans les volumes Lire le Capital organisés par le maître, les élèves participent à égalité. Cette attitude de respect et d'attention se traduit aussi dans sa correspondance personnelle.
La lettre ici reproduite, adressée à Étienne Balibar (sans date, probablement de 1970) témoigne de ce comportement. Althusser commence par cette affirmation : « Je suis très impressionné par ta lettre » (souligné). Il accepte volontiers les critiques adressées par son disciple à son texte sur les AIE (Appareils Idéologiques d'État) « théorie idéaliste de la reproduction » - et reconnait que Balibar touche, dans ses thèses sur le rapport « entre les FP et les RP » (forces productives et rapports de production), à « quelque chose d'essentiel ». Mieux encore, il affirme, sans hésitation, que sa recherche supplémentaire sur ce thème « ne peut être suggérée [qu']à partir de ce que tu apportes ».
Rares sont les penseurs, marxistes ou pas, capables d'un tel rapport d'ouverture et d'écoute de la parole de leurs disciples.
Michael Löwy