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Yvon Bourdet,
Austro-marxiste français

Yvon Bourdet, austro-marxiste français

Ancien résistant (catholique), ancien militant de Socialisme ou Barbarie, animateur de la revue Autogestion, Yvon Bourdet (1920-2005) est surtout connu pour son travail d'édition des penseurs austro-marxistes. Il a publié, avec un substantielle introduction, des choix de textes de Max Adler (Démocratie et Conseils Ouvriers, 1967) et d' Otto Bauer, (Otto Bauer et la révolution, 1968).

J'ai connu Yvon Bourdet au debut des années 1970. J'avais beaucoup de respect pour ses travaux sur les austro-marxistes. En 1972 il a publié Figures de Lukács, et je l'ai donc invité à participer en 1975 à mon jury de thèse (doctorat ès lettres) sur Lukács. Dans ma thèse je reconnais que son livre est « fort intéressant  », mais je rejette son argument qui assimile Lukács au personnage du jésuite fanatique et anticapitaliste « Leo Naphta » du roman La Montagne magique de Thomas Mann. Selon Bourdet, le jésuitisme de « Naphta » ne serait qu'un déguisement du « marxisme bolchévique » léniniste/stalinien de Georges Lukács. Selon ma lecture, Thomas Mann a voulu mettre en évidence, avec le personnage de « Naphta », les contradictions et paradoxes de la vision du monde romantique. Nous en avons polemiqué lors de ma soutenance, et cela n'a pas empêché Yvon Bourdet de m'attribuer la plus haute note pour la thèse.

Les notes manuscrites sous le titre « Intervention de Goldmann » sont datées du 29 avril, sans indication d'année, mais sans doute des années 1960. On peut supposer qu'il s'agit de l'année 1964, trentième anniversaire de la guerre civile autrichienne de 1934. Le titre suggère qu'il s'agit d'une prise de parole de Lucien Goldmann lors d'un colloque sur l'austro-marxisme, ou lors d'une conférence d'Yvon Bourdet. Les deux penseurs étaient assez proches : opposés aussi bien à la social-démocratie qu'au communisme stalinien, partisans de l'auto-gestion et intéressés par l'austro-marxisme -- Goldmann avait été élève de Max Adler à Vienne au cours des années 1930. Et pourtant, la notice suggère une vive confrontation.

Elle concerne en premier lieu les événements de 1934 en Autriche : confrontés à une offensive du gouvernement « austro-fasciste » (pour employer la terminologie socialiste de l'époque) du chancelier Dollfuss, qui met hors la loi le SPÖ, le Parti Social-Democrate autrichien réagit. Sa milice armée, le Schutzbund, prend les armes en février 1934 et pendant une semaine, « Vienne la rouge » et d'autres villes industrielles du pays seront le théâtre d'une sorte de guerre civile. (Entre parenthèses : c'est à ce moment que mes parents ont quitté l'Autriche pour prendre le chemin du Brésil). Mais les dirigeants du SPÖ hésitent à lancer un appel général à l'insurrection, et après quelques jours le Schutzbund est vaincu.

Dans les notes de Bourdet, Goldmann compare l'action purement défensive des AM (austro-marxistes) en 1934 avec « l'action révolutionnaire positive » des révolutionnaires russes en 1917, et il critique ce qu'il appelle « le radicalisme impuissant » des socialistes autrichiens.

Indigné (on sent cela dans les notes), Yvon Bourdet répond que la tactique des austro-marxistes n'était que « apparemment défensive », et il compare leur résistance active à la passivité de la Social-Démocratie allemande qui « a succombé sans combat ». À son avis l'argument de Goldmann sur le « radicalisme impuissant » des austro-marxistes » — « d'autant plus radicaux que davantage impuissants » - est une application maladroite du « modèle » qu'il utilise pour interpréter le jansénisme.

Ce qui indigne Yvon Bourdet par dessus tout c'est une intervention de la salle (pas de Lucien Goldmann) qualifiant les austro-marxistes de « lâches » -- accusation qu'il rejette catégoriquement.

Ce modeste document témoigne de l'effort d' Yvon Bourdet à faire reconnaître en France l'apport intellectuel et politique de l'austro-marxisme. Pour lui, ce courant de la pensée et de l'action socialistes était l'alternative aux tendances dominantes de la gauche française, en particulier le communisme du PCF. Son premier ouvrage était d'ailleurs un livre polémique, Communisme et marxisme, notes critiques de sociologie politique (1963). Sa tentative se heurtait à des objections venant de ceux là-même qui, comme Lucien Goldmann, partageaient ses préoccupations politiques.

Michael Löwy