Aller au contenu
Recherche

Diffusion savante et diffusion grand public

Diffusion savante et diffusion grand public

Une maison d'édition spécialisée dans la publication de livres savants telle que la Librairie orientaliste Paul Geuthner était-elle réellement prête à diffuser en France une œuvre comme celle de Sir James G. Frazer, destinée non seulement aux savants mais aussi au grand public ? Dans la lettre en question, la Librairie Geuthner s'adresse aux messageries Hachette pour leur proposer le travail de distribution d'un ouvrage de Frazer. Au milieu du [xix]{.smallcaps}^e^ siècle, l'éditeur Louis Hachette (1800-1864) avait créé un nouveau service de diffusion de l'imprimé en fixant des points de vente de presse et de livres dans les gares de chemin de fer. On les appelait bibliothèques de gare. Il profitait ainsi d'un réseau ferroviaire en pleine expansion pour faire circuler le texte imprimé. La lecture et la mobilité présupposent une augmentation remarquable du taux d'alphabétisation et du pouvoir d'achat. Poussé par ces facteurs, ainsi que par le privilège exclusif de ce service, le système établi par Hachette connut un gros succès. Cependant, le développement des bibliothèques de gare avait besoin d'un service d'expédition, organisé par les héritiers de Hachette en 1897. Cette fonction auxiliaire ne fut pourtant exercée que dans un premier temps, car vers la Première Guerre mondiale les messageries Hachette conquirent leur autonomie, dépassant largement le cadre de vente des bibliothèques de gare, surtout pour ce qui concernait la diffusion de la presse. Pendant l'entre-deux-guerres les messageries étaient en train de prendre en charge aussi la distribution des maisons d'édition. Au premier regard, la proposition que la Librairie Geuthner leur présenta était donc une bonne idée de la perspective commerciale : l'ouvrage de Frazer pourrait ainsi atteindre rapidement le grand public.

Le choix de l'ouvrage à vendre était aussi convenable. Il s'agit de la traduction, réalisée par Lady Frazer elle-même, de l'édition abrégée du Golden Bough (1922). Cette traduction fut publiée en 1924 par la Librairie Geuthner. Remarquons qu'en ce moment ce libraire-éditeur était en train de publier également une traduction française, qu'on appelle le Cycle du Rameau d'or, de l'édition intégrale du Golden Bough, les douze volumes sur lesquels se fonde l'abrégé. Le but de l'édition abrégée consistait à offrir l'ouvrage dans un format compact et dans un prix abordable, visant ainsi le grand public. La version originale anglaise de cette édition abrégée s'avéra le best-seller de toute la carrière de Frazer : Macmillan, son éditeur britannique, en commanda de nouveaux tirages à peine quelques semaines après la parution. Même si l'on n'attendait pas en France une pareille réussite d'un ouvrage qui relativisait le christianisme, en comparant ses coutumes avec celles d'autres peuples, le potentiel commercial justifiait la traduction. Au moyen d'un volume in-octavo de sept cent vingt-deux pages, le grand public francophone pouvait faire le tour du monde des idées et des pratiques primitives, en suivant l'évolution de la pensée à partir de l'étape magique jusqu'à l'étape religieuse. L'argument de l'ouvrage, structuré sur une série de conjectures illustrées par d'innombrables exemples, ainsi que le style très clair de Frazer, retenant la théorie presque toujours en arrière-plan, facilitaient sans doute la lecture par un public non spécialisé. Il y avait donc tout lieu de croire à une bonne diffusion de l'abrégé au-delà du domaine savant.

Quelques jours plus tard, la Librairie Geuthner reçut pourtant une réponse négative des messageries Hachette. Le problème était le prix de l'ouvrage. Soixante-quinze francs, aujourd'hui équivalant environ au même chiffre en euros, dépassait beaucoup la limite du prix des livres diffusés par le système de Hachette, qui n'excédait guère vingt francs. Cette limite s'accordait forcément avec les contraintes de l'usage du livre dans le cadre commercial en question. En d'autres termes, les lecteurs des bibliothèques de gare se trouvaient dans une situation quotidienne de mobilité, embarquant dans les trains ou en débarquant, ou encore tout simplement d'y passage pour différentes raisons. Une telle situation n'était particulièrement propice aux grandes dépenses. D'ailleurs, même si cette correspondance n'en fait pas mention, on doit considérer aussi la dimension de l'abrégé. Bien que compact par rapport à l'édition intégrale du Golden Bough, il s'agissait encore d'un gros livre à emporter. Plutôt que de consacrer une somme considérable à un volume épais, les clients de Hachette préféraient les petits bouquins bon marché, sans parler des journaux et des hebdomadaires. Selon la réponse des messageries, la limite de prix ne concernait pas seulement les bibliothèques de gare, mais aussi leurs dépositaires en général, qui suivaient la même logique d'un commerce de livres pas chers. Il y avait certes d'autres manières, comme l'annonce dans la presse, de diffuser l'ouvrage chez un large public. Mais cet échange épistolaire indique que la Librairie Geuthner, qui vendait plutôt ses livres au moyen de catalogues savants et dans sa propre librairie, n'était pas du tout familiarisée avec l'un des plus importants systèmes de distribution populaire de l'imprimé en France à cette époque.

Luís Felipe Sobral