Cette lettre nous jette au milieu des démarches de publication du Mariage de Jacob, ouvrage de Sir James G. Frazer que Lady Frazer et la Librairie orientaliste Paul Geuthner projetaient, au début 1935, de faire paraître en français. Plus précisément, il s'agit d'un chapitre de Folk-Lore in the Old Testament (1918) qu'ils voulaient publier à part. Dans les trois tomes in-octavo qui composent ce livre, Frazer met en question la singularité des anciens Israélites. Au moyen de la méthode comparative évolutionniste, qui postule une progression universelle de la sauvagerie à la civilisation, il y cherche à démontrer l'analogie entre les croyances et les coutumes des Israélites et celles d'autres peuples, y compris ceux qu'on appelait jusqu'au début du [xx]{.smallcaps}^e^ siècle les primitifs. D'après Frazer, le mariage de Jacob (La Genèse [xxix]{.smallcaps}, 15-30) se plia à trois conditions de coutumes primitives très largement répandues. D'abord, le mariage idéal était l'union avec la fille du frère de la mère : Jacob épousa successivement Lia et Rachel, les deux filles de son oncle maternel. Ensuite, le mariage avec deux sœurs devait respecter leur ordre d'âge : avant d'épouser Rachel, Jacob se maria avec son aînée, Lia. Enfin, une fois que l'épouse était considérée comme une possession de valeur, ses parents attendaient une compensation du mari, qui pouvait être sous forme de travail s'il ne possédait aucune propriété : dépouillé de son droit d'aînesse par son frère Ésaü, Jacob était pauvre au moment de son mariage, servant donc son beau-père comme bouvier.
Lady Frazer et Paul Geuthner pensaient à publier une traduction française de Folk-Lore in the Old Testament dès sa parution à la fin de la Première Guerre mondiale. Ce projet marqua le début même de leur collaboration. Émile Audra (1882-1969), un expert dans l'œuvre d'Alexander Pope et directeur de l'Institut français du Royaume Uni et du Lycée français à Londres, se chargea du travail de traduction. De nombreux problèmes dérangèrent néanmoins le processus de publication tout entier ; d'ailleurs, Geuthner doutait du succès commercial de l'ouvrage en France à cause de son prix élevé et de son sujet polémique. Quand Macmillan, l'éditeur anglais de Frazer, en fit paraître une édition abrégée en 1923, on abandonna la publication de la traduction intégrale. La Librairie Geuthner publia tout de suite une traduction de l'abrégé anglais, où l'on ne trouve pas le chapitre sur le mariage de Jacob. Il n'est pas difficile à comprendre cette exclusion : comportant presque trois cents pages, ce chapitre était trop lourd pour une édition abrégée. De cette façon, on ne pouvait le lire que dans l'édition intégrale anglaise. Avant même la sortie de la traduction de l'abrégé, Lady Frazer voulait publier séparément le chapitre en français. Dix années plus tard, en 1934, ce projet était enfin sur le point de se concrétiser.
La lettre en question fut envoyée par Lady Frazer à Georges Ort-Geuthner. (Bien que le correspondant de Lady Frazer ne soit pas directement nommé, on sait qu'il s'agit d'Ort-Geuthner parce qu'elle y écrit : « votre père pourrait vous guider ».) Ce document indique que les travaux de publication du Mariage de Jacob étaient bien avancés en janvier 1935. D'après les termes du système de commission, Lady Frazer accepte le devis de six mille francs présenté par l'imprimerie S. Pacteau, située à Luçon, en Vendée, mais non plus ; le volume comprend aussi des notes qu'on doit imprimer sans dépasser ce devis. Lady Frazer a déjà demandé à sa banque de réserver le montant, qui devrait être payé en trois fois à partir de février. Georges Roth (1887-1975), qui a traduit d'autres livres de Frazer, corrigerait les épreuves de la traduction d'Audra. Il le ferait gratuitement, ce qui déplaisait à Lady Frazer parce que de cette manière on ne pouvait pas vraiment contrôler son travail ; elle préfèrerait qu'il fixe un prix et un délai. Comme d'habitude chez Lady Frazer, la vitesse est une priorité autant dans la publication que dans la diffusion du livre : peu importe si les notes sont imprimées au bas des pages ou à la fin du volume, pourvu que celui-ci soit rapidement imprimé ; afin de gagner du temps, on ne doit pas envoyer les épreuves à la Librairie Geuthner ; enfin, même si le modèle typographique du Mariage de Jacob est Balder le Magnifique (1931-1934), une des monographies du Cycle du Rameau d'or, il n'y a pas besoin de le suivre complètement, car une édition moins chère se vendra plus vite. Lady Frazer met l'accent en particulier sur une condition : l'ouvrage doit paraître avant la fin mars, moment où la Revue d'histoire et de philosophie religieuse, éditée par la Faculté de Théologie protestante de l'Université de Strasbourg, publiera la préface que Frazer a spécialement écrite pour cette traduction. Lady Frazer prend rendez-vous avec Maurice Goguel (1880-1955), factotum de la revue et expert dans l'histoire du christianisme primitif, pour lui en parler. La préface sera effectivement publiée dans la revue sous le titre « Études d'anthropologie biblique » : il s'agissait du titre d'une nouvelle collection que la Librairie Geuthner envisageait de lancer. Mais Le Mariage de Jacob ne paraîtrait jamais.
Comment expliquer cet échec à un état si avancé du processus de publication ? Malheureusement les lacunes dans les sources empêchent qu'on donne une réponse précise à cette question. La correspondance disponible indique en tout cas que deux facteurs y ont joué un rôle capital. Premier : le retard dans la publication. Car en mai 1935, c'est-à-dire deux mois après la date limite stipulée par Lady Frazer, l'imprimerie Pacteau promettait encore l'impression de l'ouvrage pour octobre. Second : le coût de la publication. Car bien que l'imprimeur ait baissé son prix à quatre mille francs, il semble que Lady Frazer, contrainte par un budget limité, ait accordé la priorité à d'autres projets en cours. Malgré les lacunes, la lettre en question se révèle importante parce qu'elle signale à la fois une tendance et une limite des démarches de publication de l'œuvre frazerienne en France : si, d'une part, on tendait à la traduction de cette œuvre presque tout entière, de l'autre on devait parfois faire face à de lourdes contraintes. De cette manière, bien que la quantité de traductions frazeriennes en français demeure remarquable, certains projets échouèrent. Pour lire les pages que Frazer consacra au mariage de Jacob, on doit encore les chercher dans l'édition anglaise intégrale du Folk-Lore in the Old Testament.
Luís Felipe Sobral