À l'origine de cette lettre se trouve un article de journal. Il s'agit de « Visite à Sir James Frazer », qui venait de paraître dans la chronique littéraire que le critique Edmond Jaloux (1878-1949) tenait alors dans Le Temps. Cet article porte notamment sur Balder le Magnifique (1931-1934) dont la Librairie orientaliste Paul Geuthner avait récemment publié le second volume. C'est la traduction française de l'ouvrage qui achève l'argument développé par Frazer dans la troisième édition du Golden Bough.
Plutôt qu'intellectuelle, la lecture que Jaloux en fait relève de l'ordre affectif. Il y explique comment Frazer a trouvé, dans des croyances et des pratiques très anciennes, la clef de superstitions courantes dont on a perdu le sens. Jaloux met l'accent sur le rapport, établit par Frazer, entre le mythe scandinave de Balder, qui fut tué par une branche de gui et brûlé dans un grand feu, et la fête de la Saint-Jean. D'après Frazer, Balder était l'esprit de la végétation ; sa mise à mort, suivie par sa renaissance, consistait en un rituel de fécondité. Il en va de même pour ce qui concerne les célèbres sacrifices qu'on attribuait aux Celtes : ils étaient censés brûler des images colossales d'osier et d'herbes remplies d'hommes et d'animaux. Au fil du temps, une ébauche de mannequin ou un rameau s'étaient substitués à la victime humaine qu'on jetait dans le feu. C'est cette coutume que Jaloux lui-même se souvient chaleureusement d'avoir pratiquée à la Saint-Jean, pendant son enfance en Provence. Il se réjouit non seulement d'y avoir pris part, mais aussi de savoir, grâce à la recherche de Frazer, que cette pratique le rattache aux Celtes. (Aujourd'hui on considère pourtant comme apocryphes ces sacrifices celtes.) Néanmoins, ce long article n'est pas simplement un compte rendu de Balder le Magnifique ; il est aussi un portrait de son auteur, que Jaloux dressa après l'avoir rencontré en compagnie de Lady Frazer. Le critique situe Frazer parmi d'autres contemporains illustres qui, selon lui, pratiquent une « recherche passionnée du noyau humain primitif » : Sigmund Freud, Carl Gustav Jung, Lucien Lévy-Bruhl, Marcel Proust, Virginia Woolf et James Joyce.
Dans la lettre en question, écrite comme d'habitude « en hâte électrique » à cause des plusieurs affaires, professionnelles et domestiques, dont elle se chargeait, Lady Frazer accorde une grande importance à l'article de Jaloux. Une fois qu'elle insistait toujours sur la double portée de l'œuvre frazerienne, destinée à la fois aux savants et au grand public, il y a tout lieu de croire qu'à ses yeux cette importance découlait du type de lecture que Jaloux y faisait de Balder le Magnifique. Cette lecture n'est nullement celle d'un expert, car Jaloux n'y discute pas la méthodologie de Frazer ni les sources dont il se sert. Ce qu'il y fait, c'est présenter un point de vue personnel de l'argument frazerien, capable d'expliquer l'origine lointaine des coutumes qu'il pratiquait dans son enfance. L'article de Jaloux démontre ainsi le pouvoir de l'œuvre de Frazer de circuler chez un public non spécialisé. Bien que cette œuvre se fonde sur une recherche savante, on peut la comprendre, jusqu'à un certain degré, sans être savant. D'ailleurs, elle suscitait des commentaires. Dans sa correspondance à la Librairie Geuthner, Lady Frazer cite une référence qu'on a faite dans Le Temps, le 28 janvier (en réalité le 29), à l'article de Jaloux. Il s'agit de la lettre d'un lecteur qui remarque la rareté du gui sur le chêne, l'arbre sacré à laquelle on associe Balder ; d'après lui, cette rareté expliquerait la valeur attribuée par les druides au gui du chêne. Finalement, en rangeant Frazer parmi des contemporains illustres, Jaloux ne pouvait que monter davantage dans l'estime de Lady Frazer.
Tout cela n'a cependant de sens si l'on ne prend également en considération le pouvoir de la presse. En ce moment, la presse représentait le principal véhicule de la publicité grand public d'un livre. La Librairie Geuthner devait donc profiter de cette occasion où un critique influent se mettait à sa disposition pour ce qui concernait l'annonce dans Le Temps, d'autant plus qu'il s'agissait, d'après Lady Frazer, d'un journal « lu dans l'univers ». Remarquons pourtant que ce n'était pas exactement le cas. Certes, Le Temps était un quotidien à gros tirage, mais plus restreint si l'on le compare au Petit Journal, au Figaro, à L'Écho de Paris ; attirant une clientèle bourgeoise et conservatrice, on le lisait spécialement dans les milieux diplomatiques et politiques. Ce n'est pas fortuit que Jaloux, dans son article, mentionne comment l'« inquiétude des sources psychologiques », dont témoignent les travaux de Frazer et de ses illustres contemporains, se traduit outre-Rhin par une enquête sur la filiation de la mythologie nationale : Le Temps privilégiait justement l'analyse de la politique étrangère. En tout cas, c'était un quotidien important, acheté par un public riche et puissant.
L'insistance et la hâte dont témoigne la lettre de Lady Frazer s'expliquent aussi par le fait que Jaloux se trouvait dans l'ignorance complète des publications de la Librairie Geuthner. Cela renforce, encore une fois, l'aspect savant et spécialisé de cette maison d'édition. En revanche, Lady Frazer était toujours en train de chercher de nouvelles manières de faire circuler l'œuvre de son mari. On ignore si Paul Geuthner ou Georges Ort-Geuthner se sont rencontrés avec le critique du Temps, mais aucune annonce de Balder le Magnifique n'a paru dans ce journal en 1935.
Luís Felipe Sobral