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La magie du papier carbone

La magie du papier carbone

Voici une lettre représentative des démarches éditoriales ordinaires concernant la diffusion de l'œuvre de Frazer en France. Le libraire-éditeur écrivit à l'imprimeur pour informer simplement que le traducteur et correcteur Pierre Sayn lui adresserait une préface. Le style de la lettre ne pourrait être plus laconique : on y lit une phrase courte, dépourvue même d'appel et de salutation. Puisque le document en question consiste en un double, on ne peut pas l'affirmer avec certitude, mais il y a tout lieu de croire qu’il s’agit d’un télégramme, un type de communication très bref où l’on ne disait absolument que l’essentiel, tout le reste se bornant à un statut présupposé. L'inscription en haut de la page en indique l'objet : l'ouvrage de Frazer que Sayn traduisit en langue française avec le titre L'Homme, Dieu et l'Immortalité (1928). Sans cette inscription, il faudrait examiner les autres éléments de la lettre afin de connaître l'ouvrage dont on y parle, l'élément décisif étant l'imprimeur, car l'Imprimerie F. Paillart, établie à Abbeville, dans la Somme, n'imprima que cet ouvrage frazerien pour Geuthner. L'expression employée par celui-ci (« une préface ») suggère enfin qu'il ne s'agissait pas de la préface de l'auteur, mais du traducteur. L'ouvrage contient effectivement une « Note du traducteur » où Sayn, à la suite de la préface de l'auteur, explique le but du livre : présenter au grand public les conclusions générales, libres de la masse de faits qui les entourait habituellement, sur l'origine de la société et de la pensée humaine auxquelles aboutirent jusqu'alors les enquêtes de Frazer.

Néanmoins, si l'on tient compte de la matérialité de ce document, sa banalité disparaît entièrement. Cette lettre n'est pas la lettre originale envoyée à l'Imprimerie F. Paillart, mais un double qu'on obtenait au moyen du papier carbone. Puisque les doubles permettaient à l'expéditeur de se rappeler précisément ce qu'il avait écrit auparavant dans ses échanges épistolaires, il s'agissait d'une pratique à la fois importante et ordinaire dans les entreprises ; par contre, les particuliers ne l'observaient guère. Cette pratique se révèle pourtant extraordinaire pour les historiens qui s'intéressent aux activités de la Librairie orientaliste Paul Geuthner, spécialement celles concernant les traductions de l'œuvre de Frazer. Car la correspondance active de Geuthner portant sur ces traductions ne subsiste guère au-delà du fonds conservé à l'Imec. Les archives des traducteurs et des imprimeurs de l'œuvre frazerienne en langue française sont souvent très incomplètes, sinon inexistantes. Quant aux papiers des Frazer eux-mêmes, préservés dans la Wren Library du Trinity College, à Cambridge, on n'y trouve que trois lettres de Geuthner. Compte-tenu du grand volume de traductions frazeriennes publiées par le libraire-éditeur --- dix-huit entre 1920 et 1937 --- ce corpus devrait être beaucoup plus large. Qu'est-il devenu ? Peut-être qu'on n'aura jamais de réponse à cette question. Toutefois, en lisant les nombreux doubles que Geuthner gardait à l'aide du papier carbone, on peut encore entendre sa voix lointaine. Ici est fondamentale la notion de série. Ce double n'est pas isolé ; il appartient à une longue série grâce à laquelle il est possible, malgré les lacunes inévitables, de suivre les démarches éditoriales afin de reconstituer le processus de publication de l'œuvre frazerienne chez Geuthner. Ainsi, en dépit de leur banalité fortuite, chaque lettre et chaque double compte.

Luís Felipe Sobral