Jusqu'à ces temps derniers, la seule traduction qu'on possédait de la troisième édition du Golden Bough (1911-1915), le magnum opus de Sir James G. Frazer, était celle publiée par la Librairie orientaliste Paul Geuthner de 1921 à 1935 avec le titre « le Cycle du Rameau d'or ». Cette version conservera toujours une valeur singulière parce que l'auteur lui-même y a directement contribué. Mais c'est à Lady Frazer qu'il faut attribuer le véritable mérite de cette publication, car c'est elle qui en a dirigé tous les travaux pendant quinze ans ; en outre, elle en a traduit deux volumes. Si l'édition originale fut le chef-d'œuvre de Frazer, la traduction française fut celui de Lady Frazer. Cette troisième édition du Golden Bough comprennant douze volumes in-octavo, il n'est pas difficile à imaginer quelles difficultés se sont présentées à d'autres projets éventuels de traduction ; d'ailleurs, on pouvait en lire simplement l'édition abrégée, parue en 1922, qui ne comprend qu'un seul volume. Depuis deux ans une nouvelle traduction est en cours, cette fois en italien et motivée par un souci d'intégralité : comment peut-on comprendre réellement un ouvrage si l'on ne l'a pas lu d'un bout à l'autre ? Cependant, on ne lisait pas nécessairement dans cet esprit le livre monumental de Frazer.
Au moment de l'achèvement du Cycle, on en prépara un prospectus publicitaire dont ce document était la préface. Bien qu'il ne porte aucune inscription indiquant le lieu et la date de rédaction, on sait, d'après une note marginale de Lady Frazer figurant sur le texte original, conservé dans la Wren Library du Trinity College, qu'il a été dicté en anglais par Frazer à Paris, le 12 juillet 1935 ; il semble qu'Henri Peyre, le traducteur d'un des volumes du Cycle, l'ait ensuite traduit en français. Dans cette préface Frazer répond à la question : « Qu'est-ce que le Rameau d'or ? ». Il s'agit d'une réponse brève et générale : le Rameau d'or dépeint l'évolution de la pensée à travers les stades successifs de la magie, de la religion et de la science. Mais cette réponse comprend aussi quelques lignes concernant le présent de l'auteur, tout à l'inverse de l'ouvrage, consacré notamment aux croyances et pratiques se rapportant à la notion de fécondité dans des étapes très reculées de la magie et de la religion. Selon Frazer, son époque se trouvait « secouée par les convulsions d'un vaste enfantement » où la science « aspire à se substituer aux anciennes idoles » ; toutefois, personne ne connaissait encore le dénouement de cette transformation décisive. Faut-il y voir un commentaire voilé des événements qui bouleversaient profondément les années 1930 ? Ce qui est certain, c'est le déclin chez les anthropologues, au moment même où Frazer dictait ces lignes, du paradigme évolutionniste : des études qui visaient à comprendre, au moyen notamment de l'enquête de terrain, la fonction des institutions sociales à l'échelle locale remplaçaient peu à peu le postulat d'un processus universel de développement de la pensée. Mais ce déclin ne réduisait nullement le rayonnement de l'œuvre frazerienne chez le grand public et même dans d'autres champs, signalant déjà un écart, qui subsiste jusqu'à nos jours, par rapport à la lecture qu'en faisaient les anthropologues.
Peut-être qu'on jugea trop courte la réponse de Frazer. Car le prospectus, comptant quatre pages au total, inclut aussi une liste descriptive de chaque volume du Cycle, quelques passages d'opinions des critiques (Edmond Jaloux, Raymond Millet et Paul Valéry) et surtout un extrait de la préface des deux derniers volumes, intitulés Le Roi magicien dans la société primitive (1935). Dans cet extrait, Frazer explique comment il a été amené, en partant d'une recherche sur la règle de la prêtrise du temple de Diane, situé au bord du lac de Némi pendant l'Antiquité, à une vaste enquête sur la pensée primitive. En résulta une série de dissertations portant sur les divers aspects de la question et publiées sous le même titre général, d'où l'idée de cycle, qui est particulier à la traduction française. Si l'on considère pourtant l'ordre de publication du Cycle, on constate qu'il diffère complètement de celui suivi par Macmillan dans l'édition originale. La différence la plus frappante concerne les deux derniers volumes parus, qui correspondent aux deux premiers de l'édition anglaise. C'est justement au début du Roi magicien dans la société primitive que Frazer présente le problème central de l'ouvrage, c'est-à-dire la règle de la prêtrise de Diane, sur lequel il revient dans la conclusion du Cycle après examiner une énorme masse de données provenant des quatre coins du monde. Au lieu de commencer la lecture du Cycle par le début, le public francophone de l'époque fut en effet plongé in medias res, comme l'affirme Frazer dans la préface qu'il écrivit pour l'Adonis (1921), le premier volume qu'on fit paraître en français, traduit par Lady Frazer. L'auteur fournit deux raisons de ce choix. D'abord, il voulait offrir aux lecteurs francophones la partie de son ouvrage qui pourrait, d'après son avis, le plus les intéresser, à savoir les chapitres traitant d'Adonis, la divinité orientale qui personnifiait la mort et la renaissance ; ensuite, il composa les monographies de manière à assurer leur indépendance, de sorte que les lecteurs n'avaient forcément besoin de parcourir le Cycle entier. De cette façon, si l'on posait à chaque lecteur et à chaque lectrice la même question à laquelle Frazer répond dans le document en question --- « Qu'est-ce que le Rameau d'or ? » ---, on recevrait des réponses assez diverses, inspirées par les différentes lectures possibles de ce livre colossal.
Luís Felipe Sobral