Quelques traits singularisent cette lettre de Lady Frazer par rapport à toute sa correspondance précédente. Elle fut dactylographiée, et non pas manuscrite, rédigée en anglais, et non pas en français, dictée, et non pas écrite de la main de l'expéditrice. Il faut remarquer d'ailleurs qu'il s'agit d'une lettre assez courte et précise, par contraste avec les longues missives rédigées à bâtons rompus que Lady Frazer avait l'habitude d'envoyer pendant toute sa vie. Afin de s'en rendre compte, il suffit de comparer la lettre en question avec les autres qui composent ces Papiers. Lady Frazer souligne quelques-unes de ces différences au début même de sa lettre. Bien que personnel, elle en donne le motif : un accident vasculaire cérébral l'a frappé il y a dix-huit mois. Lady Frazer ne s'en est pas encore remise, mais en tout cas elle va de l'avant. Frazer est pourtant pire que son épouse : aveugle et complètement paralysé. Les deux se trouvent installés à Cambridge, où ils se sont rencontrés la première fois plus de quarante ans auparavant. Tout cela n'a cependant pas empêché Lady Frazer de dicter la lettre, très probablement à l'un des secrétaires employés par le couple à cette époque, pour se renseigner sur le développement des affaires éditoriales et souhaiter la bonne année à son correspondant. En ce moment le destinataire de la lettre, Paul Geuthner, avait publié une nouvelle édition de la traduction française, réalisée par Lady Frazer, de l'abrégé du Golden Bough, dont un exemplaire se trouvait au Trinity College, l'adresse à laquelle on réexpédiait habituellement la correspondance des Frazer.
Après la lecture de cette anthologie de documents du fonds de la Librairie orientaliste Paul Geuthner conservé à l'Imec, on ne peut que s'étonner de cette lettre. Tout d'abord parce qu'elle transmet une image pathétique de Lady Frazer. Âgée, malade, vivant à côté d'un mari encore plus affaibli qu'elle-même, Lady Frazer n'abandonna cependant pas la communication épistolaire, grâce à laquelle elle pouvait se tenir au courant des démarches concernant la diffusion de l'œuvre frazerienne. On y voit donc un contraste profond entre un choix, l'engagement d'assurer cette diffusion, et une contrainte, la sujétion inévitable au déclin physique. Ce document met aussi en relief, d'une manière particulièrement frappante, l'écart entre le temps des acteurs et le temps de l'historien. Car Lady Frazer, accablée par ces grands malheurs, devait forcément réfléchir à l'approche menaçante de la fin, dont l'arrivée effective elle naturellement ignorait. En revanche, on connaît précisément, ex post facto, la date fatidique : le jeudi 8 mai 1941, qui ne fut pas seulement le jour de son décès, mais aussi le lendemain de la mort de Frazer. 1941 fut également l'année où Georges Ort-Geuthner disparut ; Paul Geuthner vivrait jusqu'à 1949. Le début de la Seconde Guerre mondiale clôtura ainsi les deux décennies pendant lesquelles Lady Frazer dirigea les travaux de traduction et publication des ouvrages de son mari en langue française, dont la plupart parurent chez la Librairie Geuthner. Grâce aux traces laissées par ces personnages --- les lettres qu'ils ont échangées, les contrats qu'ils ont signés, les prospectus qu'ils ont distribués, les ouvrages qu'ils ont publiés et ainsi de suite --- on peut essayer de comprendre les rapports sociaux, culturels et économiques qui se sont établis autour de cet objet fondamental de l'histoire de la circulation des idées : le livre.
Luís Felipe Sobral