Aux « chères ombres » évoquées par André Breton dans Arcanes 17 manque en premier lieu « Pierre Leroux », que Marx qualifie de « génial ». Pierre Leroux donne « vie et mouvement à la philosophie », il unifie « les nouvelles exigences historiques de la connaissance, du sentiment, de la sensation ; il « synthétise l'utopie » dans une même révolte qui fait de lui le « quatrième socialiste » (Le Procès..., op. cit., p. 92), la synthèse philosophique du mouvement utopique avec la naissance d'un nouveau mouvement socialiste. C'est dans les Études de Marxologie que Miguel Abensour publiera en décembre 1972 son texte, « Pierre Leroux et l'utopie socialiste », qui fait apparaître « la richesse substantielle de Leroux : non pas tant l'utopie socialiste de Pierre Leroux que Leroux sur l'utopie socialiste », discours qu'il « convient de lire comme un essai d'application à l'utopie de la "philosophie de l'histoire" dégagée par Leroux, en 1833 [1] ».
« Que deviennent, à l'entrecroisement du religieux et de l'utopique, l'appel prophétique, l'exigence de la justice, la visée eschatologique ? » Miguel Abensour pose la question dans son livre, L'Homme est un animal utopique » (Les Éditions de la nuit, Arles, 2010, p. 118 [2]), et la dédicace me rapporte à :
« ce livre qui te doit beaucoup en souhaitant que l'utopique et la poétique se rejoignent et puissent communiquer. En partageant une histoire par certains côtés commune. Avec une amitié vraie au sens de notre ami Saint-Just. »
Une fois encore est mise en lumière la fusion à l'œuvre dans le travail de l'utopie, et qui se retrouve par une présence permanente dans un cercle de revues et d'écrits d'« initiateurs et devanciers » bien décidés à ne pas laisser le marxisme-léninisme, et ses expression politiques, éteindre cette flamme. Que la haine de la révolte créatrice d'utopie ait relégué l'utopie à l'écart de l'émancipation, voilà qui, selon Miguel Abensour, « vaut aveu quant aux relations entre utopie et révolution, bien analysées par Maximilien Rubel) [3] ».
On trouve chez Maximilien Rubel une approche véritablement révolutionnaire de l'œuvre marxienne, et qui s'accompagne de la plus radicale des critiques : arracher cette œuvre des mains des marxistes qui procédaient à sa réduction selon les impératifs d'une utilisation « totalitaire ». Mais il fallait aussi l'œuvre présente des initiateurs et devanciers pour que cette critique ne sombre pas dans l'oubli et trouve au contraire une résonance au-delà de l'histoire de la Russie. Au moment de la parution du volume IV (Politique) des Œuvres de Marx dans La Pléiade, Maximilien Rubel écrivit à Miguel Abensour qu'il en attendait « la chronique que vous n'aurez pas manqué de consacrer à un penseur aussi méconnu à l'ère du post-marxisme qu'il le fut à l'ère du marxisme triomphant. » (lettre du 3 mars 1995)
C'est moins la définition philosophique du rapport à Marx et au marxisme que la situation historique qui met en lumière l'évolution de la pensée de Maximilien Rubel. Il en est de même quant à la « Critique de la politique » chez Miguel Abensour, et du rapport à la révolution surréaliste. De ce point de vue, aussi importante même que la sauvegarde de l'œuvre de Marx grâce à La Pléiade a été la présence de la revue, les Études de marxologie, lieu d'échange où se sont retrouvées et enrichies dans leur rapport critique les œuvres qui mettaient l'utopie et la révolution au centre de leur réflexion et ne pouvaient trouver ailleurs leur place[4].
Comme ce fut le cas pour Marx, le travail éditorial et les publications de la triade se lisent dans leurs déplacements qui suivent l'évolution politique pour garder l'idée révolutionnaire dans la sphère de l'utopie, ainsi que le fit Pierre Leroux. L'œuvre de Maximilien Rubel, de Miguel Abensour, de Breton ou d'Artaud, se défait et se reconstitue au gré du développement historique auquel ils se doivent de répondre.
Louis Janover
[1] « Pierre Leroux et l'utopie socialiste », Études de marxologie, n° 15, Paris, p. 2204 sq.
[2] Op. cit., p. 118, réédition Sens & Tonka, Paris, 2013. Voir sur Pierre Leroux, p. 137-157.
[3] Ibid., p. 92.
[4] Études de marxologie,1, 1959, n° 30-31, 1994.