Miguel Abensour m'a, à plusieurs reprises, raconté comment il lui fut donné de prendre conscience, par la voie de son propre travail de recherche qu'il était interdit, voire dangereux, d'outrepasser la ligne marquée par les idéologues du PCF. Le président de l'université où il donnait ses cours l'aborda pour lui poser la question : est-il vrai, comme il m'a été dit, que vous allez publier dans la nouvelle collection dont vous assurez la direction chez Payot le livre de Maximilien Rubel, Marx critique du marxisme ? La décision est prise, lui répondit Miguel Abensour ! Je n'ai rien à en dire de plus, répliqua l'interlocuteur de Miguel Abensour, mais vous ne vous étonnerez pas des inévitables conséquences d'un tel choix. Cette anecdote, à laquelle il aimait faire allusion, prit à ses yeux dimension de vérité historique, car c'est dans le Manifeste communiste qu'il est fait référence aux « systèmes socialistes et communistes proprement dits, les systèmes de Saint-Simon, Fourier, Owen, etc. », triade qui a représenté le « nouvel évangile social » avant que le marxisme-léninisme ne ferme toutes les issues et n'y substitue le système de Lénine, Staline, Mao. Le rapport à cette nouvelle triade destructrice, qui remet en cause la place du mouvement ouvrier et de ses luttes pour les détourner à son profit, a permis à Miguel Abensour de redéfinir ce qu'il est advenu de l'historiographie fondée sur la pensée utopique. Depuis la révolution d'Octobre, tout l'espace critique a été occupé par le rapport au marxisme institutionnel. C'est dans le sillage d'Emmanuel Levinas que Miguel Abensour inscrit sa réflexion sur l'utopie comme expression de la révolte contre une intolérable condition.
« La réduction utopique n'a-t-elle pas, entre autres, pour visée de réactiver les rêves des vaincus, de rendre vie aux impulsions utopiques qui les ont conduits à la révolte ; n'a-t-elle pas pour objet de ranimer à son tour l'exigence d'égalité qui traverse les siècles et de rejeter l'intolérable division entre "maître et esclave" [1]. »
Or, la société décrétée sans classes par la classe dominante, — et qui prétendait définir l'aspiration utopique et projeter la finalité des aspirations du passé vers l'avenir — cette société a tout inscrit à l'envers de ce passé pour faire de la nouvelle organisation du pouvoir le critère de vérité de ces luttes. Dans cette version du maître-esclave, l'utopie a perdu ce qui faisait son sens même et l'associait à la critique, par une classe, des réalisations du capital et de son État. Les utopistes perdent ici leurs visions de l'avenir, puisque l'utopie n'est pas l'aspiration à une société différente, mais se trouve à portée de main et de la critique de ceux sans lesquels elle n'a rien au-devant. C'est au contraire cette perte de la profondeur de l'espace utopique qui nous ramène à la critique des utopies dans le Manifeste communiste, où la pensée de Marx domine toute réflexion sur la révolution. Loin d'être éloigné de l'utopie, Marx ne disait-t-il pas de l'utopie qu'elle était non « l'ombre portée de la société présente » mais « l'expression imaginative d'un monde "nouveau" », son transfert dans une pensée de l'historicité, à savoir la lutte des classes et l'existence d'une classe de la révolution attachée au passé des luttes.
Louis Janover
[1] Miguel Abensour, L'homme est un animal utopique, Les Éditions de la nuit, Arles, 2010, p. 20