La continuité de la collection, reprise chez Klincksieck en 2016, illustre cet esprit. Les mêmes auteurs s'y retrouvent, mais avec une autre résonance dans le temps, et un ouvrage sur le surréalisme, qui a ouvert l'utopie sur un nouvel horizon poétique, un témoignage sur Octobre, la biographie intellectuelle de Marx par Rubel, laissent augurer de la suite.
Comment ces livres s'articulent-ils entre eux pour nous livrer la clef de la pensée de Miguel Abensour ? On peut dire que par cette mise en correspondance Miguel Abensour apporte une dimension fondamentale à l'utopie et la rend à sa fonction de critique créatrice. Cette importance ne procède pas seulement d'un choix théorique ; elle suppose en premier lieu un choix éthique, car le refus de se conformer à ce qui s'imposait alors comme une évidence mettait tout mal-pensant en marge dans le domaine intellectuel --- voire en rupture de ban. C'est grâce à Miguel Abensour que fut rattrapé le retard pris par l'édition pour faire connaître les écrits des auteurs qui ont fécondé de leur réflexion le mouvement ouvrier et suivi d'un œil critique l'hégémonie du marxisme sur toute pensée critique. Ce décalage dans l'histoire a eu un effet paradoxal bénéfique : offrir le recul nécessaire pour former un jugement global sur l'apport de la théorie critique quant à l'intelligence des problèmes de notre temps. Et surtout, le regard bénéficiait désormais de la perspective indispensable pour embrasser les diverses tendances de l'idéologie marxiste qui avait labouré tous les terrains, sans que pousse autre chose qu'une justification métaphysique de la conception du parti comme représentant de la conscience de classe. La richesse de la collection vient de cette vision à la fois rétrospective et utopique, et c'est à ce titre qu'elle s'ouvre en quelque sorte sur la remise en question radicale par Maximilien Rubel de la présence d'un Marx érigé fondateur du marxisme et de ses prolongements.
Les trois sphères de l'utopie critique s'enroulent et s'entrecroisent, ce qui fait que l'une ne se conçoit pas sans l'autre, Maximilien Rubel sans Abensour et sans la Révolution surréaliste. La conception de la révolution portée par Marx et le Manifeste communiste n'était-elle pas la dimension matérialiste de l'utopie, donc les théories que le marxisme-léninisme se devait de ne pas épargner. Les Études de marxologie ont été le lieu de convergence où se sont croisées les pensées utopiques, et c'est en raison même de cette unité que toutes les idées que l'on y trouve ont été la cible des théoriciens du marxisme-léninisme. Cette revue, unique par sa diversité des thèmes et des auteurs, accueillera donc les défenseurs de l'utopie dès lors qu'elle n'était pas réduite à n'être qu'une fiction sans racine. Et la collection de Miguel Abensour mettra en lumière ou fera connaître les auteurs de cette revue, qui se caractérise par le refus catégorique exprimé par Maximilien Rubel : l'incompatibilité de tout marxisme idéologique et politique avec l'enseignement de Marx.
La préface que nous fîmes Miguel Abensour et moi-même pour la réédition par Klincksieck en 2017 du témoignage de l'anarchiste Alexandre Berkman [1], Le Mythe Bolchevik. Journal de 1920-1922, le récit de cette marche à travers la Russie sous l'emprise bolchévique met en lumière l'évidence : que la prétendue dictature du prolétariat a été dictature sur le prolétariat exercée par le parti de Lénine ; ce qui renvoie à la lecture par Maximilien Rubel de l'œuvre de Marx critique du marxisme, qui entre en résonance avec une remarque de Kropotkine : que les bolcheviks nous ont appris comment ne doit pas se faire la révolution ! C'est à la destruction de l'utopie que Berkman nous permet d'assister, jusqu'à la répression de Kronstadt !
Mais où faut-il se tourner pour comprendre comment poésie et révolution ont pu trouver le lieu de leur convergence et comment s'est formée la triade avec l'utopie ? Nous l'avons déjà souligné, c'est dans le numéro 19-20 de la revue Études de marxologie que parut mon essai, « Le surréalisme, l'art et la politique », dont il faut se demander comment il a pu occuper une telle place. Le texte montre en effet comment une sensibilité poétique exacerbée s'accorde avec l'utopie et la critique politique.
La Révolution surréaliste fut une tentative de donner vie poétique à cette triade, et comme telle elle ne pouvait pas ne pas croiser la critique de Maximilien Rubel. L'endroit où aura lieu la mise en commun sera la revue, les Études de marxologie, et c'est Maximilien Rubel qui mettra en perspective historique ce qui sera une véritable « révolution » critique. Le révélateur a été la présence de mon texte « Poésie et Révolution ». Le sommaire du numéro 19-20 comme la liste des ouvrages édités dans la collection « Critique de la politique » ne laissent pas de doute sur l'importance majeure de ces œuvres qui se parlent, se répondent et partagent une expression commune. Miguel Abensour a rejoint l'utopie d'un mouvement révolutionnaire, le communisme des conseils, présenté dans les Études de marxologie sous le titre : « L'actualité utopique du communisme des conseils ». Les auteurs et les œuvres se parlent entre eux, se critiquent et trouvent une nouvelle ouverture. « Critique de la politique » porte une pensée dont on retrouve la présentation dans les Études de marxologie, et c'est une pensée réfractaire qui est ainsi mise en éveil.
[1]: Première édition : Alexander Berkman, Le Mythe bolchevik. Journal 1920-1922, Préface de Moshe Zalcman, Quimperlé, La Digitale, 1996.