Une boîte à fiches très ordinaire. Elle provient de la cave d'un des appartements d'Edgar Morin. Elle a rejoint en 2001 les collections de l'Imec lors de la création du fonds Edgar Morin. À l'intérieur de la boîte, d'étroites petites fiches bristol. Une fiche par abonné de la revue Arguments (1956-1962).
De toutes les aventures revuistiques du second vingtième siècle, Arguments reste un cas à part, un foyer inépuisable de réflexion, le lieu d'une critique comparable à l'école de Francfort. La revue fut internationale, novatrice, séminale, fusionnelle. Son influence est incalculable et se poursuivit au travers de la collection éponyme dirigée par Kostas Axelos aux Éditions de Minuit. Par Arguments, les lecteurs francophones purent lire Eugen Fink, Roman Jakobson, Karl Korsch, Georg Lukacs, Herbert Marcuse, Karl Wittfogel – sans parler de Kostas Axelos, Pierre Broué, Gilles Deleuze, Joseph Gabel, Georges Lapassade ou Henri Lefebvre...
Nom, prénom, adresse, suivi méticuleux des abonnements. On croise Robert Antelme, Jean-Paul Aron, Colette Audry, Daniel Bell, Yvon Bourdet, Marguerite Duras, Hubert Damisch, Étiemble, Pierre Fougeyrollas ou Michel de M’Uzan. À côté des fiches (incomplètes hélas), une petite feuille pliée en deux est posée. Elle est d'un papier différent, plus récent. Quelques notes, une ébauche de plan d'un travail sur Arguments, d'une écriture très fine, pattes de mouche. Il s'agit de notes de la main d'Olivier Corpet. Le cofondateur de l'Imec était en effet un ami proche et un fin lecteur d'Edgar Morin. Lui-même sociologue et revuiste, il avait consacré dans la revue Études un article très élogieux sur l'auteur d'une œuvre qui faisait « passer un air frais sur la sociologie ». Cet homme de revue avait rencontré Edgar Morin à l'occasion de la republication d’Arguments par ses soins en 1983 aux éditions Privat.
Voici ce qu'en disait Olivier Corpet lors d'un entretien :
« Après la parution du reprint d'Arguments, nous sommes restés si proches que j’avais parfois l’impression d’avoir fait partie de la revue avec Morin, Axelos, Duvignaud. Je faisais d’ailleurs le lien entre eux, donnant des nouvelles des uns aux autres. Cette dimension des liens personnels est très forte, elle reflète quelque chose de l’esprit de la revue.
Intellectuellement, Edgar a toujours été pour moi un auteur pivot sur tous les registres – et en particulier toute son œuvre de théoricien de l’auto-organisation et de sociologue impliqué dans son objet. C’est d’ailleurs l’analyse que j’ai développée dans un article de la revue Études. Son directeur d’alors, Paul Valadier, m’avait demandé une note sur l’actualité de la sociologie à travers trois ouvrages : Homo academicus de Pierre Bourdieu, Le Retour de l’acteur d’Alain Touraine et Sociologie d’Edgar Morin. J’étais alors très proche de René Lourau. Pour moi, la question de la subjectivité était centrale. Bourdieu et Touraine croyaient dans la sociologie professionnalisée, ce qui n’était pas mon cas. Je me situais plutôt sur la ligne d’une sociologie faite et défaite par tous, une sociologie qu’on pourrait dire libertaire. Des trois auteurs, ma préférence allait à Morin. De son œuvre, je retenais particulièrement les livres d’enquête et les journaux. À l’époque, je travaillais à un projet de livre sur les Ruses sublimes ou comment une puissante volonté du social parvenait à détourner, à contourner le pouvoir. Il devait s’agir d’une réflexion fondée sur de nombreux exemples de mouvements de création et de résistance souterraine, taxés à tort par certains de « petits bourgeois » , alors qu’en fait ils préparaient au contraire les grandes mutations, inventaient d’autres structures et pratiques. Je n’a pu mener à bien ce projet car je venais parallèlement de lancer Ent’revues et La Revue des revues – et puis, l’aventure de l’Imec a commencé. Edgar Morin l’a suivie dès le début. Dans une lettre du 1er février 1989, cinq mois après la fondation de l’Imec, je lui présentais les objectifs de l’Institut. C’est donc très naturellement qu’il nous a confié ses archives... [1]»
À l'abbaye d'Ardenne se trouvent ainsi réunis la plupart des Argumentistes et beaucoup de leurs lecteurs. Lorsque Edgar vient à l'Imec, il retrouve la trace et l'esprit de ses amis Alain, Corneille, Dionys, Jean, Joseph, Kostas, Marguerite, Olivier ou Réa.
Une boîte à fiches peut ainsi révéler un trésor d'archives et d'amitié.
François Bordes
[1] Entretien entre Edgar Morin et Olivier Corpet, propos recueillis en septembre 2014 et partiellement publiés dans le Cahier de l’Herne Edgar Morin, Paris, les Éditions de l’Herne, 2016. Voir aussi Olivier Corpet, « Jean, Kostas, François, Edgar et les autres… » dans Arguments pour une méthode (autour d’Edgar Morin - Cerisy), Paris, Le Seuil, 1990, p. 57-61.