La lettre adressée en janvier 1965 par l'écrivain Yves Berger (1931-2004) au marquis Ithier de Roquemaurel, directeur général adjoint de la Librairie Hachette, éclaire une rivalité entre les éditions Gallimard et Grasset qui couve depuis trois ans. Au départ, Yves Berger, professeur agrégé d'anglais et spécialiste du roman américain, avait signé, en mai 1960, un contrat avec les éditions Gallimard pour rédiger un livre sur Jean Paulhan. Il avait accepté un peu légèrement la clause – le « droit de suite » – qui l'engageait pour les cinq romans à venir. Or, en 1962, le même Jean Paulhan l'avait autorisé à donner aux éditions Grasset où Yves Berger était directeur de collection depuis le mois de septembre 1960, le roman intitulé Le Sud qui lui valut le prix Femina et le signala à la critique comme un romancier plein d'avenir. C'est alors que les choses se compliquèrent pour le lauréat dont ni Grasset ni Gallimard ne voulait se défaire. Malgré de multiples interventions de la Librairie Hachette auprès de Gaston et de Claude Gallimard, aucun des deux n'entendait laisser partir un auteur aussi prometteur. De guerre lasse, Yves Berger qui croit encore, en janvier 1965, que son second roman, Le Fou d'Amérique, peut paraître dans l'année, accepte la suggestion d'Ithier de Roquemaurel et propose d'abandonner aux éditions Gallimard ce roman en échange de sa liberté. Comme on le sait, Le Fou d'Amérique ne sera mis en vente qu'en 1976 et Yves Berger a renoncé, entre-temps, à faire carrière comme écrivain et s'est engagé pleinement dans son métier d'éditeur. Emmenée par Bernard Privat et Jean-Claude Fasquelle, les deux hommes qui symbolisent la réunion des deux anciennes maisons d'édition Bernard Grasset et Fasquelle, devenues filiales de la Librairie Hachette, une véritable équipe de professionnels des prix littéraires s'est mise en place entre 1962 et 1965. Françoise Verny qui a rejoint à son tour cet attelage se vantera d'avoir créé Yann Queffélec, mais c'est Yves Berger qui, selon elle, était le maître incontestable de cette compétition dans laquelle tous les coups étaient permis.
« Son domaine, écrit-elle, ce sont les « coups », et, avant tout les prix littéraires. Il déploie, durant l'année, une stratégie qu'il rend particulièrement offensive entre septembre et novembre, ses grands mois. Il manifeste de vrais talents de chef de guerre ; après consultation auprès de certains jurés, il voit quels sont les auteurs qui peuvent porter les couleurs de la maison et il fonce alors dans la bataille. Il emploie d'ailleurs des termes militaires au cours de ses opérations » (Françoise Verny, Le Plus Beau Métier du monde, Paris Olivier Orban, 1990, p. 127).
Avec six Goncourt décrochés entre 1966 et 1986, six Renaudot, huit Medicis et deux Femina, les éditions Grasset-Fasquelle auront porté des coups aux éditions Gallimard, sans toutefois les affaiblir, mais un nouveau venu était entré en lice, le Seuil, confirmant l'importance de ces prix pour l'ensemble des éditeurs de littérature. Aux yeux des observateurs et de la presse, un monstre appelé ironiquement « Galligrasseuil » avait surgi au quartier Latin et c'est lui qui raflait la quasi-totalité des prix remis en automne aux écrivains. Le million d'exemplaires de L'amant de Marguerite Duras publié par les éditions de Minuit en 1981 justifiera a posteriori cette lutte à couteaux tirés qui avait transformé un écrivain plein d'avenir, Yves Berger, en un éditeur chef de guerre. Il avait toutefois renoncé à publier l'œuvre qu'il portait en lui pour se muer en accoucheur des écrivains en mal d'édition. À cette activité, il ajoutera la publication de livres de photographies et l'édition, en traduction, des meilleurs romanciers indiens vivant aux États-Unis, confirmant son aptitude à reconnaître les talents des écrivains qu'il côtoyait.
Jean-Yves Mollier