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Ordonc
Le 6 décembre 2022 à Rennes, réception du courriel,
intérieurement :
Blocage du diaphragme, hum, expiration et grimace, inspiration et nouvelle grimace, puis dans l'expiration suivante : allez !
Le 9 décembre 2022, chez moi au Pré saint Gervais.
Dominique Bagouet est mort il y a précisément trente ans, je commence à écrire.
ORDONC
Ainsi, il faut choisir. C'est bien de pouvoir choisir. C'est luxueux. Ça peut sembler cruel parfois aussi. Je me souviens facilement de la photographie de Marc Ginot et de l'affiche de Necesito au Théâtre de la Ville, pas du tout du troisième document qui d'abord fait peur. Un article titré « L'héritage Bagouet », en 2000 ? Pourquoi était-ce moi qu'on interrogeait ? Qu'est-ce que j'ai bien pu raconter ? En réalité qu'importe puisque ce fut dit et que c'est écrit et il ne surprendra personne qui me connaisse un peu que mon choix se porte sur cette archive textuelle (même si illustrée par une photographie) plutôt que sur une image seule.
En guise d'amorce, je vais toutefois tenter de m'expliquer un peu sur le pourquoi de ce choix, et raconter en tirant sur le fil quelque chose qui pourrait être comme un prolongement de cet entretien d'il y a 23 ans.
Au cours d'un essayage du pantalon que je devais porter dans Necesito en 1991, l'extraordinaire âme des costumes de la majeure partie des productions de Bagouet, Dominique Fabrègue (avec qui je me suis très bien entendu tout de suite) m'avait brossé une espèce de portrait des interprètes de la pièce à venir depuis ce qu'elle percevait de la façon dont chacun d\'entre nous se regardait dans le grand miroir de son atelier inondé de lumière, un nuancier des narcissismes des danseurs de la compagnie à ce moment-là. Me concernant elle dit : « Toi, tu ne te vois pas ». Allons donc ! Ce n'était nullement quelque chose à propos de quoi je m'étais fait une représentation. Je ne pouvais qu'entendre. Et cette réflexion issue d'un miroir humain analysant un mirage, n'a eu de cesse de m'accompagner depuis-lors tant je suis resté attaché à ce regard projeté sur l'autre et son devenir costumé. Un œil aigüe, précis, aimant. En effet, je ne me voyais pas et c'est toujours le cas. Ce que je regarde le plus rapidement possible ce sont des détails et encore à des moments précis, le bas du visage pour me raser, ou son haut en cas de coiffure organisée.
Il n'est pas interdit d'imaginer que mon désir de la danse de Bagouet si tôt exprimé ait eu quelque chose à voir avec ça.
Le dernier chapitre du livre de Chantal Aubry Bagouet, paru en 1989 aux éditions Bernard Coutaz, est intitulé « Bagouet aujourd'hui ». Il s'agit d'un lexique analytique de plusieurs notions dégagées par le travail de la journaliste avec le chorégraphe : le style, le répertoire, enseigner-transmettre, la présence, le regard, le miroir, le centre de gravité, rigueur et discipline, la respiration.
Le miroir donc.
Je me permets d'abord de reproduire ci-après la première de couverture de cet ouvrage, et donc cette photo de Geneviève Stephenson qui l'orne et qui permet d'apprécier la délicieuse mélancolie si familière dans l'expression du visage de Bagouet...
et l'entrée « miroir » dans sa totalité (on notera au passage que c'est le seul objet qui est interrogé là alors) :
**Le miroir**
Nous, nous travaillons très peu avec le miroir. D'abord parce qu'il ne renvoie pas les bonnes mesures, qu'il n'est pas un bon instrument de mesure. Il a une présence rassurante, c'est un anti-panique, un objet de vérification, pour vérifier par exemple que le grand jeté est toujours joli. Mais pas un partenaire. C'est un faux ami.
Ce qui m'étonne, chez Cunnigham, c'est qu'on travaille beaucoup avec le miroir. Sur le moment cela ne m'a pas gêné : je peux comprendre ce type de travail. Mais je pense quand même que le rapport à la présence, au regard, à la stabilité ne vient que de soi-même.
Alors, le miroir ?!
Sans doute à cause (ou grâce) à cette réflexion de Dominique Fabrègue puis à mes séjours dans plusieurs cabinets idoines, je me suis penché sur mes débuts avec la danse. J'ai 7ans. Je n'aime pas grand-chose en dehors de la poésie qui, seule, par le truchement d'une merveilleuse institutrice de première année de cours élémentaire qui nous en abreuve largement, me donne l'impression de pouvoir TOUT comprendre. Je crois me souvenir que je suis alors dans les « premiers » de la classe et je peux dire que l'enseignement dispensé par « l'école » ne m'a plus jamais intérressé dans sa totalité passé cette année miraculeuse, hors quelques rares enseignements dispensés par des individus impitoyablement sélectionnés.
Une autre fée (exactement à la même période) en la mère (psychologue de métier) de ma meilleure amie d'alors. Entendant au cours d'un dîner la détresse de mes parents vis à vis de ma solitude, l'ennui qui se dégage de moi, mon absence de désir de sports (Ah ! L'incontournable football pour les garçons...), l'impossible persistance dans les propositions de pratiques musicales (piano puis guitare), elle évoque la formidable pédagogie du cours de danse proposé par la jeune Joëlle Faure, que suit sa fille Emmanuelle. Je réponds favorablement à la proposition qui m'est faite d'essayer et me voilà littéralement aspiré dès le premier cours. J'ai l'impression de m'en souvenir complètement, de pouvoir dessiner avec une précision millimétrique le lieu comme l'odeur qui y était attachée, la traversée d'une salle de kinésithérapie avec diverses machines de musculation au rez de chaussée, la salle de danse à l'étage, entendre Sunny dans la reprise disco de Boney M pour un des exercices du cours...
Comme avec la poésie, lue et dite, parfaitement englobante, rien ici ne semble exercice et je vais ainsi commencer (pendant 12 ans !), de l'enfance à l'âge dit adulte, l'apprentissage de danses, à Marseille, principalement auprès de cette irremplaçable personne. Il y a bien sûr un miroir sur le sinon mur auquel nous adressons nos mouvements. Mais je suis myope, suffisamment pour que, sans lunettes et même lorsque je suis à l'avant du groupe (collé au miroir) parce que je me débrouille bien, devenant malgré moi une espèce de guide en second, je ne me vois pas. Mon regard s'abime dans une image mouvante parfaitement floue.
Si je prends le soin ici de détailler cet épisode, c'est que je pense qu'il est fondateur de ce pourquoi cet endroit-là, celui de la pratique de la danse, est devenu mon endroit. Je et cet autre flou. Faire mais en étant disparu. Exister à travers ce que je ne vois pas. Ressentir seulement donc. « On le donne pour savoir ce que c'est » dit Christian Bobin en fin des Lettres d'or. Ainsi en serait-il de ma danse, possible à la seule condition d'une relation de confiance, sans détours, ne souffrant aucun doute, avec celle ou celui en face de qui j'accepte de travailler à le produire, le geste. À cet endroit-là donc, où abandonner sans crainte son image aux seuls bons soins du regardeur. Pas de méprise, ça n'est pas de moi que je veux parler.
La problématique parfaitement connexe qui m'accompagne intensément depuis 1989, dont je ne cesse de creuser l'hypothèse depuis lors, est énoncée par Dominique Bagouet. Je suis avec cinq autres au début de mon année d'insertion professionnelle auprès de la compagnie à Montpellier. Bagouet nous enseigne les 3 danses composées sur les divertimenti de Mozart (pour cordes ; KV 136, 137, 138 ; adagio et fugue), tutti extraits de sa pièce de 1984 Déserts d'amour. Il me dit un jour : « Ton dos part en arrière, tu perds ta présence ». Ma présence ? Mon dos ? Pour moi jusqu'alors, l'idée de la présence est celle d'une couche supplémentaire, comme vernis appliqué sur un mouvement, un jeu d'acteur, un masque, de l'apparence... Dixit Serge Gainsbourg (il a beau jeu !) : « Le masque tombe, le héros s'évanouit, l'homme reste ». Soit, va pour la théorie mais il n'en reste pas moins qu'avec ça, mon édifice construit 20 ou 13 ans durant, selon à quel point de départ on fait référence, s'écroule littéralement. Je parle aussi bien de l'agitation provoquée dans le cerveau pour entendre cette nouvelle condition d'approche du sujet que dans ce qui va agiter tellement maladroitement mon corps dansant pour l'obliger (beaucoup trop volontairement bien sûr) à se dévier des mécaniques acquises. À partir de maintenant, il va donc falloir manœuvrer différemment, comprendre le mouvement de façon autrement sensationnelle, hors le schéma classique de reproduction d\'une forme donnée par la seule action musculaire.
Il me faudra encore longtemps pour évaluer mon degré d'attachement à l'extraordinaire que cette nouvelle hypothèse de « présence », en ce qu'elle a d'irréductible, a remué en moi. Et trop de temps aussi pour me débarrasser de la suractivité musculaire formant cuirasse, restreignant invariablement les possibles.
C'est ce qui m'a conduit à ce que je nomme depuis un certain temps : le corps 1, celui que j'essaie de faire entendre systématiquement à l'entrée des ateliers que je suis amené à conduire. Corps 1 parce que surtout pas un corps 0, pas un corps nul et pas un neutre non plus, mais bien ce qui se rapprocherait le plus possible de ce qui restera pourtant à jamais inateignable : soi. Alors oui, le dos mais au-delà : l'anatomie tout entière. Et cette manière singulière de Bagouet de toujours s'en préoccuper. Sans pour autant se détourner d'un certain goût pour des formes complexes et des difficultés dites « techniques », de celles qui mettent le corps à l'épreuve, son écriture est toujours emprunte de l'idée d'une espèce de confort du corps à respecter, en tout cas résolument une ferme injonction à ne pas se faire mal. Ce confort si relatif soit-il est à mon avis précisément le socle qui permet aux individus dansants d'engager leurs corps sans faillir et d'une façon particulièrement remarquable. Pour être plus précis, je devrais parler d'anatomies, au pluriel donc. Il y aurait celle, schématique, que nous partageons et celle, unique, que notre vie singulière fabrique et qui en porte la marque. Marguerite Duras dans La maladie de la mort parle ainsi du corps, d'un corps : « Le corps aurait été long, fait dans une seule coulée, en une seule fois, comme par Dieu lui-même, avec la perfection indélébile de l'accident personnel ». C'est par ces deux anatomies conjuguées, intimement liées, que Bagouet regarde l'autre choisi, avec tant d'intelligence, de délicatesse. Qu'il fait la danse qu'il fait, et qu'il fait faire. Le miroir c'est lui ! S'il me parle de présence sans définition autre qu'à travers une analyse de ma posture, c'est précisément parce que c'est à moi d'en compléter la définition et que ce qu'il construit, ces présences qu'il met en scène ne peuvent être que depuis la somme de ces deux anatomies. C'est bien parce que je pense qu'elle est proprement indéfinissable, que le travail incessant autour de cette notion me passionne résolument. Je crois que c'est là ce qui permet au mouvement de devenir geste. Le corps 1 que je dis est l'hypothèse d'une statique dépolluée autant que possible des encombrements, scories du quotidien social et sociétal, en sorte de laisser toute la place, physiologiquement parlant, à une interprétation choisie de ce qui est écrit. Se sentir simplement « être debout » avant toute chose, prêt à faire quoi que ce soit sans avoir préalablement à défaire. Être disponible et disposé.
Cet endroit 1 est parfaitement inconfortable. Il place l'individu dans un état d'intense fragilité, de singulière vulnérabilité, en ce qu'il serait juste un corps comme posé là, à d'abord savoir ne rien faire, pour mieux donner à lire le surgissement du geste ensuite. Il est paradoxalement une manière de nudité mais qui serait teintée d'une infinie pudeur.
Au moment de travailler avec Trisha Brown en 1992, notre tardive rencontre avec l'enseignement de Claude Espinassier, précurseur en France et si bel apôtre de la méthode Feldenkrais®, aura certainement accompagné et enrichi le développement de cette question alors secrètement au travail, puisqu'il s'agit en effet d'une approche somatique qui vise à défaire les conditionnements réflexes et acquis pour donner au corps l'envie d'explorer des chemins moins contraignants, moins usants.
Dire encore que cette posture est aussi celle qui ouvre à la plus grande clarté possible du régime d'intention par lequel sera initié le mouvement. L'intention comme premier moteur du geste, l'amont indispensable à une mise en jeu musculaire appropriée. Ainsi alors, au risque de me répéter : d'un mouvement, par son adresse, la possibilité d'un geste.
J'énonce volontiers à propos de mon métier d'interprète, pour aller vite, que « Je suis une surface de projection ». Une surface vécue comme celle de l'eau, instable, et qui ne dit rien à priori de quelle infusion elle est la partie visible et réfléchissante.
Au moyen de ces passages par de l'autobiographique, ce que je cherche à approcher de nouveau, qui a été au cœur de la fondation des Carnets Bagouet, est notre délicieux lien entretenu à l'irremplaçable, à la part manquante. Un puzzle auquel à jamais manquera des pièces, comme fresque pompeïenne. Et il me semble aujourd'hui que la question de comment faire avec ce qui manque, d'une certaine manière, se posait déjà du vivant de Bagouet, dans son travail même en ce qu'il se cherchait toujours, dans cette façon tellement singulière de ne pas pouvoir cesser de nourrir ses pièces, les garder au travail, comme s'il s'agissait surtout qu'elles ne soient jamais des objets finis.
Alors, que transmettre ? Et comment le faire ?
Peu importe que je sois dans ou hors la structure des Carnets Bagouet, ces questions sont heureusement à l'œuvre et m'accompagnent depuis 30 ans, partout, demeurent pour moi essentielles et par là indispensables. Et surtout, que cela reste questions !
Ce 31 janvier 2023, puisqu'il est temps d'en terminer avec cette rédaction, penser que Bagouet était comme un interprète des individus avec lesquels, et ainsi comme depuis, il construisait ses pièces. Qu'il était en quelque sorte le miroir ultime, miroir du miroir que chacun lui tendait. Un miroir comme lien entre moi et ce que je produis. Et partant, aussi bien l'écrivain d'un vertige à l'œuvre issu de la réflexion infinie produite par deux miroirs qui se font face.
Et encore, dire merci.
Matthieu Doze (vestige d'un vertige ?)